« Les responsables de la mort de Khashoggi n’ont pas reçu les sanctions qui s’imposent »


Agnès Callamard, rapporteure spéciale du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, a enquêté sur le meurtre de Jamal Khashoggi. Elle revient, pour Paris Match, sur cette affaire à l’occasion de la sortie du documentaire «The Dissident», consacrée au journaliste saoudien tué en octobre 2018.

Match de Paris. Vous avez enquêté sur la mort de Jamal Khashoggi. Que pensez-vous de la publication du rapport américain?
Agnès Callamard. Les conclusions du rapport américain reflètent tout à fait celles du rapport sorti en juin 2019. Il n’y a absolument rien de surprenant ni dans les conclusions ni dans la façon dont les conclusions sont avancées par le rapport. Il s’agit d’une analyse très logique des circonstances qui m’avaient aussi amenée à suggérer la responsabilité du prince héritier. Ce qui m’a déçue, c’est que le rapport ne fournit pas de preuves matérielles ou empiriques. Je pense que les informations à disposition des services de renseignement américain n’ont pas été déclassifiées ou très peu. L’analyse finale l’a été, mais pas les éléments matériels. J’espérais que ce rapport fournirait beaucoup plus d’informations spécifiques sur la responsabilité du prince, j’ai été déçue à ce niveau-là mais je suis contente que le rapport soit sorti et qu’il nomme Mohammed ben Salmane comme responsable de l «Opération qui a tué Jamal Khashoggi.

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Les éléments matériels, que l’on voit en partie dans le documentaire de Bryan Fogel * -dans lequel vous apparaissez également-, sont assez nombreux.
Le documentaire de Bryan se déroule tout à fait à l’analyse que j’avais faite dans mon rapport de juin 2019. Lui a eu accès à la retranscription des enregistrements que j’ai pu entrer directement, nous avons les mêmes sources d’informations. Les preuves de l’organisation, de la planification et de la préméditation sont clairement là, tout comme les éléments circonstanciels qui démontrent que le régime saoudien s’attaque de façon très agressive à ses dissidents, ne supporte pas la moindre critique et qu’il est prêt à les faire taire à tout jamais. Les éléments qui démontrent la responsabilité du prince sont tout à fait présents dans le documentaire comme ils l’étaient dans mon rapport.

« Un mécanisme international d’enquête sur les meurtres de journalistes pourrait faire la différence »

C’est important de maintenir ce dossier ouvert?
Oui, pour plusieurs raisons. D’abord parce que le rapport des services américains est important, surtout regarde qu’en France il est très difficile d’obtenir la déclassification des informations classées secret défense, donc le fait que les Américains l’aient fait pour un sujet aussi brûlant envers l’Arabie saoudite est un élément extrêmement important. La présidence américaine a jusqu’à présent décidé de ne pas agir sur ces conclusions: elle a affiché la culpabilité de «MBS» mais ne veut pas le responsabiliser par des sanctions ou autres actions. On est plus que déçus à ce niveau: de la part de l’administration américaine, c’est dangereux selon moi examiné les coupables en disant ne rien faire car le coupable est le prince héritier.

La fiancée de Jamal Khashoggi Hatice Cengiz, le patron d'Amazon et propriétaire du «Washington Post» Jeff Bezos, éditeur du quotidien Fred Ryan et Agnès Callamard à Istanbul, lors d'une cérémonie marquant l'anniversaire du meurtre du journaliste, en octobre 2019.

La fiancée de Jamal Khashoggi Hatice Cengiz, le patron d’Amazon et propriétaire du «Washington Post» Jeff Bezos, éditeur du quotidien Fred Ryan et Agnès Callamard à Istanbul, lors d’une cérémonie marquant l’anniversaire du meurtre du journaliste, en octobre 2019. © Elif Ozturk / Agence Anadolu / AFP

Il est absolument important, crucial que l’affaire demeure sur l’agenda international car les responsables ont été nommés mais n’ont pas reçu les sanctions qui s’imposent. Le film de Bryan participe à cette dynamique: garder l’histoire à la Une, continuer d’insister … Même les personnes les plus haut placées d’un gouvernement ne doivent pas échapper à la justice. C’est important pour Jamal, pour les dissidents d’Arabie saoudite qui continue à être emprisonnés –il y a au moins 33 journalistes emprisonnés selon RSF–, pour ceux qui sont en dehors de l’Arabie saoudite et qui font l’objet d ‘ attaques sur les réseaux sociaux, de surveillance et de tentatives d’enlèvement, et c’est important pour l’ensemble de la communauté journalistique à travers le monde. À travers nos actions pour Jamal Khashoggi, je pense que nous mettons en avant la fragilité des mécanismes et des réponses internationales aux attaques contre les journalistes. C’est bien beau de déclarer son attachement à la liberté de la presse, mais si on ne fait rien pour libérer les journalistes, ça ne sert pas à grand chose. En travaillant sur ce cas, on continue d’insister sur le fait que la communauté internationale doit faire beaucoup plus pour protéger les journalistes qui nous informent.

Que préconisez-vous?
Depuis deux ans, au vu de mon travail sur Jamal et sur d’autres journalistes, dont les Français Ghislaine Dupont et Claude Verlon qui ont été tués au Mali en 2013, je demande que les Nations unies et la communauté internationale mettent en place un mécanisme enquête indépendante qui s’auto-saisirait au niveau international sur les tentatives de meurtres ou les meurtres de journalistes, soit en coopération avec les mécanismes internationaux soit en parallèle si ces mécanismes sont incapables ou ne veulent pas travailler sur les cas de journalistes. Un mécanisme international de cette nature pourrait faire la différence: en tant que rapporteure spéciale, j’ai enquêté sur le meurtre de Jamal Khashoggi mais si je ne l’avais pas fait, il n’y aurait rien eu au niveau international. Il y a un vide, un grand vide au niveau de la communauté internationale qu’il faut absolument combler.

Qu’avez-vous pensé du film de Bryan Fogel?
Pour moi, c’est un film brillant, superbe, qui démontre les rouages ​​de la répression, qui démontre comment on en arrive à tuer un homme tel que Jamal Khashoggi, qui était modéré dans son travail. Ce n’était pas un révolutionnaire, c’était un homme doux, qui voulait plus de liberté d’expression pour son peuple, qui avait trouvé dans les principes démocratiques quelque chose qu’il pensait pouvoir être adapté à sa région. Le film démontre bien comment quelqu’un comme «MBS» peut voir dans Jamal Khashoggi une menace telle qu’il décide de l’éliminer. Le film démontre aussi le silence et la culpabilité de la communauté internationale qui, pour des raisons pécuniaires et géostratégiques, refuse d’intervenir et a donc une approche sur le court terme plutôt que de chercher à renforcer des valeurs sur des motifs stratégiques sur le long terme. Je souligne l’importance de ce film et j’incite tout le monde à le voir, quelque soit la forme qu’il utilise sur nos écrans, télévision ou cinéma.

* «The Dissident», disponible sur les plateformes de téléchargement

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