Trouver Kabuga | L’actualité


Bob Reid se frotte les yeux et fixe à nouveau l’écran de l’ordinateur. Dehors, la lumière du jour s’estompe, mais le détective le remarque à peine. Il se terre dans son appartement d’Arusha, en Tanzanie, depuis que le coronavirus a vidé les rues de cette ville normalement très animée. Reid n’a rien contre cette tranquillité. Il n’est pas venu en Tanzanie pour les safaris ou les excursions au Kilimandjaro. 

Sur son portable, Bob Reid fait défiler des numéros de téléphone. Il y en a des milliers, classés par ordre alphabétique selon les stations de relais dont ils sont issus en Europe. Soudain, au milieu du flou des données, une intuition provoque en lui une montée d’adrénaline. La réponse à la question qui le ronge depuis des mois est peut-être là. Si c’est le cas, la traque de l’un des criminels les plus recherchés sur la planète, qui dure depuis près d’un quart de siècle, pourrait enfin aboutir.

Au sein du petit groupe de spécialistes qui poursuivent les fugitifs les plus monstrueux du monde, Bob Reid a la réputation de trouver son homme. Même lorsque la piste refroidit depuis des années. Il y a 10 ans, alors qu’il était chef des opérations du Tribunal pénal international de l’ONU pour l’ex-Yougoslavie, il a mené la recherche du commandant en chef de l’armée de la République serbe de Bosnie, Ratko Mladic, appelé « le boucher des Balkans », responsable du meurtre de plus de 7 000 hommes et garçons musulmans à Srebrenica en 1995. Mladic fuyait depuis 16 ans quand Reid l’a débusqué dans une ferme miteuse du nord de la Serbie. Traîné devant le tribunal, il a été reconnu coupable de génocide et de crimes contre l’humanité, et condamné en 2017 à la prison à vie.

Cela fait près de 25 ans que Bob Reid traque des criminels de guerre pour l’ONU. Il est arrivé à ce métier hautement spécialisé après une carrière bien remplie dans les forces de l’ordre de la Nouvelle-Galles du Sud, en Australie (son pays d’origine), où il poursuivait des meurtriers et des barons de la drogue. Ses succès, il les doit à une rare obsession du détail et à un profond engagement envers le travail d’équipe. Bob Reid est intelligent, prudent, et d’une patience exceptionnelle.

Tous les fugitifs veulent rester cachés, mais ceux que Reid poursuit sont particulièrement doués à ce jeu. Souvent, ils disposent de moyens qui font défaut aux fugitifs ordinaires : de petites armées ou de vastes fortunes. Loyalistes et partisans peuvent faciliter leur disparition. Et le temps joue en leur faveur. Les années passent, les gens oublient, la mémoire devient histoire et les manifestations de l’ignominie humaine s’estompent. C’est du moins ce qu’espèrent les fuyards.

Ce jour de mars 2020, à des milliers de kilomètres du bureau de Bob Reid, dans un immeuble banal d’une rue anodine, un vieil homme est assis, ignorant que son passé est en train de le rattraper. Félicien Kabuga se cache depuis la fin des années 1990. En 1994, après les trois mois de terreur qui ont déchiré le pays, il a fui la vie de luxe et de privilèges qu’il menait au Rwanda, dont il était l’un des hommes les plus riches.

Kabuga serait l’un des principaux responsables du génocide dans lequel un million de Rwandais ont été assassinés. En tant que membre puissant de l’élite hutue au pouvoir, il a contribué à attiser la haine contre la minorité tutsie. Il a transformé ses propriétés commerciales en terrains d’entraînement pour une milice — les Interahamwe — et fait de la tristement célèbre chaîne Radio Télévision libre des Mille Collines une station de propagande incitant au massacre de civils tutsis. Lorsque l’horrible tuerie a été déclenchée, Kabuga aurait aussi fourni aux tueurs des centaines de milliers de machettes. Ces outils rudimentaires sont rapidement devenus emblématiques de cette tragédie.

L’outil de base de subsistance du Rwanda, la machette, a été l’instrument d’une tuerie de masse. Plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants ont été massacrés en quelques semaines seulement en 1994. (Photo : Scott Peterson / Liaison / Getty images)

Kabuga a profité de la période chaotique qui a suivi le génocide pour fuir l’ancienne colonie belge. Pendant un court moment, il a ouvertement vécu en exil, protégé par de puissants sympathisants au Zaïre (aujourd’hui connu sous le nom de République démocratique du Congo) et au Kenya.

Mais en 1998, lorsque le Tribunal pénal international des Nations unies pour le Rwanda l’a accusé de crimes contre l’humanité, il est entré dans la clandestinité. Le magnat devenu monstre s’est à nouveau transformé, en une sorte de fantôme qui s’est évanoui dans la nature.

Les premières années, la traque par les Nations unies, dépendant d’informateurs peu fiables, connaît quelques errements. Kabuga se trouve-t-il en Europe ? En Afrique ? Des pistes se dissipent, la recherche s’essouffle et tombe en léthargie. Puis en 2016, un nouveau procureur, un Belge charismatique nommé Serge Brammertz, fait enfin bouger les choses en reprenant l’affaire au sein du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux de l’ONU. Il contacte Reid et demande au détective de l’aider à relancer la chasse à Kabuga. 

Les deux hommes savent que le passage du temps a rendu plus urgente que jamais la capture du fugitif, avant que celui-ci ne meure de vieillesse. Après avoir rejoint Brammertz à La Haye, Reid se plonge dans les dossiers de la police européenne et passe en revue les activités du groupe de travail installé en Afrique que le précédent tribunal avait constitué à la fin des années 1990. Il revient sur une décennie d’impasses et commence lentement à entrevoir la trace évanescente de Kabuga.

Et au printemps 2020, alors que le monde est confiné et qu’il travaille dans la chaleur étouffante à traiter ces numéros de téléphone, il ressent enfin l’excitation d’une première percée : un nombre inhabituel d’appels ayant été transmis par une tour de téléphonie mobile en banlieue de Paris. Reid est tombé sur quelque chose, mais il ne sait pas encore quoi.

En tant que correspondant de Newsweek, j’ai voyagé au début du mois de mai 1994 avec le Front patriotique rwandais, un groupe rebelle tutsi, dans des régions du pays qu’il avait ravies au gouvernement génocidaire hutu. Les souvenirs de cette expédition et des voyages qui ont suivi avant la fin du génocide restent ancrés dans ma psyché, une vision de la barbarie, du mal et de la sinistre efficacité d’une technologie rudimentaire, la machette. Je me rappelle cette belle matinée devant une imposante église en briques à Rukara, à deux heures de Kigali, où j’ai longé des centaines de corps pourrissant au soleil, les visages figés dans l’agonie. Je me souviens de la lumière à l’intérieur du sanctuaire que filtraient les vitraux brisés, éclairant les cadavres étendus sur des nattes de paille ou sous des couvertures. Dans une bibliothèque adjacente, des fragments de grenade marquaient le plafond et les murs, et sous un portrait du pape Jean-Paul II se trouvaient les restes desséchés d’un homme et d’une femme enlacés dans une ultime étreinte. Les crânes fendus de certaines victimes montraient clairement que beaucoup de ces gens avaient été tués à coups de machette. Cette scène de meurtre appartenait à l’Antiquité ou au Moyen Âge, assurément pas aux années 1990. L’outil de base de l’économie de subsistance du Rwanda était devenu l’instrument hideux d’une tuerie de masse. J’ai essayé d’imaginer les derniers moments de ces innombrables victimes, les cris, les explosions, et pourtant la sérénité de cette journée — le gazouillis des oiseaux et le soleil chaud — semblait se moquer de mes tentatives d’évoquer l’horreur.

Après la fin du génocide, les plus grands tueurs ont tenté de fuir. Les génocidaires bien nantis de la clique de Kabuga se sont dispersés dans le monde entier. Ils ont soudoyé des fonctionnaires pour se munir de faux documents de voyage et de fausses références, ont obtenu la protection de leurs alliés au sein de différents services de renseignements, ont trouvé l’anonymat dans des planques et des immeubles d’habitation miteux, passant d’un pays à un autre lorsque l’étau se resserrait.

La France, qui avait soutenu le régime hutu, est devenue un refuge pour les maires, les préfets, les officiers d’armée et les prêtres catholiques.

Souvent, les évasions méticuleusement planifiées suivent un schéma familier. Après la Seconde Guerre mondiale, le caudillo argentin Juan Perón, un sympathisant d’Adolf Hitler, et ses homologues du Brésil et du Paraguay ont accueilli des criminels de guerre nazis. Les « réseaux d’exfiltration » nazis ont permis à Adolf Eichmann, Josef Mengele et des milliers de criminels de guerre du IIIe Reich de moindre importance de se la couler douce en Amérique du Sud. Ces odyssées commençaient parfois par une traversée périlleuse des Alpes allemandes vers l’Autriche et l’Italie, puis bénéficiaient de l’aide compatissante d’un membre haut placé de l’Église catholique, par exemple, qui fournissait de faux papiers et garantissait un passage sûr vers l’autre côté de l’Atlantique.

Les tueurs rwandais ont compté eux aussi sur des sympathisants et des subterfuges pour s’enfuir. Sous la protection du dictateur Mobutu Sese Seko, un allié de longue date, les forces armées rwandaises et la milice Interahamwe, très actives pendant le massacre, ont reconstitué après 1994 une force de combat hutue au Zaïre, d’où elles ont lancé des attaques transfrontalières contre les Tutsis. D’autres ont disparu en République du Congo, en Zambie, au Cameroun, au Kenya et à Madagascar. La France, qui avait soutenu le régime hutu, est devenue un refuge pour les maires, les préfets, les officiers d’armée et les prêtres catholiques. « Ils avaient étudié en France, avaient des amis dans l’armée française et dans les hautes sphères du gouvernement », déclare Alain Gauthier, instituteur à la retraite à Reims qui, avec sa femme rwandaise, Dafroza, a monté des dossiers sur une trentaine de personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide et vivant maintenant en France — souvent sous leur vrai nom.

Après le nettoyage ethnique dans les Balkans et le massacre du Rwanda dans les années 1990, des tribunaux internationaux ont été formés afin de poursuivre les criminels de guerre. Au cours de ses deux décennies d’existence, le tribunal des Nations unies pour le Rwanda a retrouvé près de 100 suspects, parmi lesquels beaucoup ont été jugés à Arusha. Mais Kabuga — tout comme une poignée de fugitifs de premier plan — est passé entre les mailles du filet. Il s’est effacé des mémoires. Les gens avaient du mal à se rappeler à quoi il ressemblait. Certains le croyaient mort.

Kabuga était pourtant bien vivant, soutenu par un réseau de partisans organisés et vigilants dont faisaient partie quelques-uns de ses 13 enfants. Au fil des ans, ses fils et ses filles lui ont fait traverser les frontières et lui ont permis de garder une longueur d’avance sur ses poursuivants. Il leur fallait pour cela être constamment sur leurs gardes et avoir accès aux ressources et aux relations de ce magnat autrefois puissant. Ils lui louaient des appartements, lui trouvaient de faux passeports et protégeaient son identité. Alors qu’il vieillissait, ils ont pris soin de lui. Inévitablement, ils ont été entraînés dans son tissu de mensonges.

L’un des fils de Kabuga, Donatien Nshimyumuremyi, pensait ainsi aider un homme innocent à échapper à des poursuites injustes et, peut-être, à des ennemis tutsis déterminés à assassiner son père.

Rester caché pendant plus de deux décennies demande une rare ténacité, une qualité qui n’a jamais fait défaut à Kabuga. Il voit le jour en 1935, à une époque où l’actuel Rwanda est encore une colonie belge — une société hyper-segmentée où l’identité ethnique détermine le sort et la place de chacun. Les colonisateurs blancs favorisent les Tutsis et leur donnent un accès privilégié à l’éducation et à l’emploi. Les Hutus, qui représentent pourtant plus de 80 % de la population rwandaise, sont relégués au second plan. Kabuga, enfant d’agriculteurs illettrés, grandit donc dans la pauvreté. Mais même privé d’éducation, il ne manque ni de volonté ni de débrouillardise. Il vend des cigarettes et du sel dans un marché, apprend à lire et à écrire, et grimpe aussi vite qu’il le peut dans l’échelle sociale.

Jeune homme, il cultive le thé et, après avoir gagné assez d’argent, s’installe à Kigali, où il commence à vendre tout ce qui lui passe entre les mains. La conjoncture est favorable pour un Hutu entreprenant et ambitieux : le Rwanda obtient son indépendance en 1962, et la domination des Tutsis entame son déclin.

Kabuga tisse des liens avec des marchands indiens de l’Ouganda voisin, qui lui vendent des produits à crédit, notamment des outils agricoles et des machettes. Lorsque le dictateur Idi Amin Dada expulse la population indienne de l’Ouganda en 1972, les commerçants vendent à vil prix leurs stocks à Kabuga, et celui-ci fait d’énormes profits. Quand l’Ouganda devient un paria sur la scène internationale, les producteurs de café du pays se tournent à leur tour vers lui, pour qu’il « déguise » leurs grains en produit rwandais. Puis il met la main sur des supermarchés et des entrepôts et, petit à petit, devient un magnat du commerce et de l’immobilier. Kabuga est alors considéré comme le citoyen le plus fortuné du pays. Son nom devient synonyme de richesse. « Si une personne voulait devenir riche, nous disions qu’elle voulait être “le prochain Kabuga” », se souvient Etienne Nsanzimana, un Tutsi de Kigali qui avait 18 ans au moment de la tuerie.

Alors que Kabuga étend son empire, il marie deux de ses filles aux fils du président Juvénal Habyarimana, un Hutu qui a pris le pouvoir lors d’un coup d’État en 1973. Le magnat consolide ainsi sa place au sein de l’élite hutue.

Mais dans les hautes sphères de l’establishment hutu, la crainte de voir les Tutsis reprendre le pouvoir radicalise dangereusement les esprits. De l’autre côté de la frontière, en Ouganda, les Tutsis ont constitué une force rebelle, le Front patriotique rwandais, qui fait une incursion au Rwanda en 1990 et s’approche à moins de 40 km de Kigali. Lorsque Habyarimana, mis sous pression pour trouver un accord de paix avec les Tutsis, accepte en 1993 de partager le pouvoir avec les rebelles, les Hutus partisans de la ligne dure dénoncent cette concession et accélèrent leur plan d’éradiquer les Tutsis.

Cette année-là, Kabuga cofonde la Radio Télévision libre des Mille Collines, ou RTLM, qui commence à répandre l’idée que les Tutsis sont une menace mortelle. Deux fois par mois, Kabuga se rend en personne à la station de radio afin d’apporter à ses commentateurs un soutien idéologique. Au début de 1994, quand le ministre de l’Information, un Hutu, suggère que la station va trop loin, Kabuga fait une rare déclaration publique, jurant que son réseau « ne dit que la vérité » et que son rôle est d’« éclairer la population ». Les émissions se poursuivent et la tension s’intensifie ; deux mois plus tard, le ministre de l’Information est exécuté par la garde présidentielle.

Puis, dans la soirée du 6 avril 1994, l’avion d’Habyarimana est frappé par des missiles sol-air alors qu’il approche de l’aéroport de Kigali : tous les passagers meurent. L’assassinat — que les Hutus partisans de la ligne dure imputent aux rebelles tutsis — déclenche le plan d’extermination de la minorité tutsie. (Un rapport du service de renseignements du Département d’État américain accusera des extrémistes hutus — membres de l’élite de la garde présidentielle d’Habyarimana — d’avoir abattu le jet.)

Dans tout Kigali, des barricades sont rapidement mises en place pour arrêter et encercler les Tutsis, les isolant afin qu’ils puissent être tués dans les rues. Selon de nombreux survivants, « Chez Kabuga », un barrage routier établi devant l’énorme complexe commercial du magnat, était l’un des lieux les plus sanglants de tous. « C’était une boucherie », raconte Thérèse Gasengayire, une survivante qui vivait à quelques mètres de là. Beaucoup soupçonnent Kabuga d’avoir hébergé les combattants hutus et stocké des armes à l’intérieur de son complexe.

Félicien Kabuga a permis à sa chaîne Radio Télévision des Mille Collines de devenir la principale courroie de transmission de la propagande haineuse incitant au génocide des Tutsis. (Photo : Yasuyoshi Chiba / AFP / Getty images)

Pendant ce temps, la station de radio de Kabuga commence à diriger les miliciens vers les églises, les écoles, partout où des groupes de Tutsis se sont réfugiés. Les commentateurs communiquent aux Hutus armés les noms de cibles tutsies de premier plan et les guident vers leur dernière destination connue. « Encerclez-les et tuez-les parce qu’ils sont là », disent-ils à un certain moment.

Le 12 avril, les commentateurs de la radio dirigent les pillards vers le complexe du Centre culturel islamique dans le sud de Kigali, où de 300 à 500 hommes, femmes et enfants ont trouvé refuge.

Le lendemain matin, les soldats, en tenues de camouflage et coiffés de leurs bérets noirs, rejoignent les miliciens hutus dans l’enceinte, encerclent le bâtiment et commencent à rassembler les assiégés pour les massacrer. Au moins 300 personnes sont assassinées ce jour-là.

Le régime hutu sait toutefois que ses jours d’impunité sont comptés. Le Front patriotique rwandais balaie le pays, repoussant l’armée gouvernementale vers la frontière. Alors que l’emprise des Hutus devient de plus en plus ténue et désespérée, le chaos s’accroît, la RTLM de Kabuga attisant l’hystérie. La station de radio avertit les Hutus que les rebelles tutsis vont bientôt écumer le pays pour se venger. Elle les exhorte à fuir et, dans l’exode qui s’ensuit, les génocidaires se fondent dans la foule de paysans terrifiés.

Lorsque j’arrive en tant que correspondant dans la ville frontalière de Goma, au Zaïre, en juillet 1994, environ un million de personnes campent dans des abris précaires au nord de la ville, près d’un volcan en activité. Une épidémie de choléra tue des milliers de réfugiés chaque jour. Je vois des pelleteuses déverser des cadavres dans des fosses communes creusées aux abords des camps.

Kabuga échappe à de telles horreurs. Grâce aux relations et à l’argent dont il dispose, il obtient un visa du consulat suisse — dans la confusion des premiers jours de l’après-guerre, les fonctionnaires n’ont apparemment aucune idée du rôle qu’il a joué pendant le génocide. Rejoint par sa femme, Joséphine Mukazitoni, et sept de leurs enfants, Kabuga se fraie un chemin jusqu’à Berne, la charmante capitale suisse. Après un court séjour dans un centre pour réfugiés, il s’installe avec sa famille dans un hôtel confortable. Il y est rapidement démasqué par des réfugiés rwandais qui supplient le gouvernement de l’arrêter. Mais les autorités, peu intéressées par une longue bataille judiciaire, mettent simplement Kabuga et les siens dans un avion pour le Zaïre.

C’est le premier d’un des nombreux coups de chance qui vont jouer en faveur de Kabuga au cours de ses décennies de cavale. Il ne reste au Zaïre que quelques mois avant de s’établir avec sa famille au Kenya, dirigé alors par Daniel arap Moi, un autocrate corrompu qui a été un proche allié du président assassiné Habyarimana et qui, après le génocide, a refusé de livrer des criminels de guerre rwandais aux Nations unies pour qu’ils soient traduits en justice. Kabuga vit d’abord ouvertement avec sa femme et quelques-uns de ses enfants à Nairobi, dirigeant une entreprise d’import-export et accumulant des biens immobiliers.

Mais en 1997, le climat politique au Kenya change et les services de renseignements du pays commencent à passer la ville au peigne fin pour trouver des génocidaires. Une demi-douzaine de grands criminels sont arrêtés, dont Kabuga. Grâce à son formidable réseau de contacts politiques, d’avocats et d’amis au sein des services de sécurité kényans, celui-ci est toutefois libéré au bout d’une semaine et entre rapidement dans la clandestinité. « Il ne le voulait pas, mais il n’avait aucune confiance dans le système judiciaire international, me dira son fils Donatien. Et il a bien vu que le pouvoir en place [au Rwanda] tuait les Hutus. Il était terrifié à l’idée d’être renvoyé à Kigali. »

Pendant ce temps, la famille de Kabuga, installée en Europe, tente de redorer sa réputation. Boniface Rucagu, un ancien député que j’ai récemment rencontré à Kigali, m’a dit qu’il avait subi des pressions en 2000 à l’occasion d’un rendez-vous à Bruxelles avec la femme de Kabuga, Joséphine, et deux de ses enfants. « Vous savez que M. Kabuga est un homme bon, aurait affirmé Joséphine. Pourriez-vous plaider en sa faveur au Rwanda et dire qu’il a été faussement accusé ? »

Kabuga a alors raison de s’inquiéter : les autorités sont sur sa piste et paient des informateurs pour le débusquer. En 2002, William Munuhe, un journaliste indépendant en difficulté financière, prend secrètement contact avec des agents du FBI à l’ambassade des États-Unis à Nairobi pour leur offrir son aide. Munuhe leur dit qu’il a travaillé comme fixer pour le chef de la sécurité intérieure du Kenya, Zakayo Cheruiyot, et qu’il a aidé Kabuga à changer de planque plus d’une fois. Il propose d’attirer le criminel de guerre dans un piège chez lui en échange d’une récompense de cinq millions de dollars. Mais les rêves de richesse de Munuhe se retournent tragiquement contre lui : en janvier 2003, lorsque les Américains entrent dans sa maison, ils le trouvent mort sur un matelas ensanglanté, un trou dans la tempe. Des ecchymoses aux poignets et aux chevilles indiquent qu’il a été attaché. Les autorités kényanes traitent sa mort comme un suicide.

Peu après, Kabuga quitte le pays. « Nous avons dit aux Kényans : “Vous devez nous dire quand il est parti, comment il est parti et dans quelle direction” », raconte Hassan Bubacar Jallow, un juge gambien qui, pendant plus de 10 ans, a été le prédécesseur de Brammertz au poste de procureur du tribunal des Nations unies pour le Rwanda. « Les services de renseignements n’ont jamais répondu à ces questions, mais je suis sûr que quelqu’un était au courant. »

Kabuga se retrouve à Francfort, où il partage un appartement avec son gendre Augustin Ngirabatware, ancien ministre rwandais de la Planification et autre grand fugitif. Mais là encore, sa sécurité à long terme ne peut être assurée. Le 17 septembre 2007, la police allemande arrête Ngirabatware dans un magasin d’électronique de Francfort. Ce dernier utilise le seul appel téléphonique auquel il a droit pour contacter sa femme, la fille de Kabuga, qui déclenche un branle-bas familial afin de mettre son père hors de danger.

Selon les enquêteurs de l’ONU, les enfants de Kabuga passent alors à l’action : Donatien, nous apprend l’enquête de la police allemande, arrive de Belgique en voiture et une fille, Séraphine, vient de Londres. Cette dernière s’occupe de vider l’appartement des effets personnels de Kabuga tandis que Donatien conduit leur père au Luxembourg, puis en Belgique. Là, dit Serge Brammertz, « on a perdu leur piste ».

Au cours de la décennie suivante, les enquêteurs de l’ONU ne progressent pratiquement pas dans l’affaire Kabuga. Une équipe de quatre hommes sillonne toujours l’Afrique, payant des informateurs pour des tuyaux qui ne mènent à rien. Les enquêteurs écoutent parfois les appels téléphoniques des enfants de Kabuga — un vivant à Londres, quatre en Belgique et huit à Paris —, mais la stratégie manque sa cible. « Nous avons demandé la coopération de la police de plusieurs pays, et ces gens nous ont aidés à mettre les lignes téléphoniques sur écoute, mais ce n’était pas une écoute continue, ils avaient d’autres choses à faire », rapporte Hassan Bubacar Jallow. Et les enfants, peut-être conscients qu’ils étaient écoutés, ne disaient jamais rien de révélateur.

En 2016, Serge Brammertz succède à Hassan Bubacar Jallow en tant que procureur du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (qui a été mis sur pied en 2013, en vue de remplacer le Tribunal pénal international pour le Rwanda), et il fait appel à Bob Reid, avec qui il a pourchassé les criminels de guerre dans les Balkans. « Retrouvons la piste », propose le Belge au policier australien. Brammertz ajoute une équipe d’analystes pour étudier les opérations financières, le trafic téléphonique et les déplacements ; il restructure l’équipe de chasseurs de fugitifs et change la façon dont les enquêteurs travaillent avec les informateurs. Si Kabuga suit le modèle de la plupart des fugitifs de longue date, comme le pensent Brammertz et Reid, son réseau de contacts diminue à mesure qu’il vieillit. Étant maintenant octogénaire, il a aussi sans doute de plus en plus besoin d’aide. Il semble donc logique de concentrer les recherches auprès de parents qui ont sa confiance.

Pendant deux ans, l’enquête tâtonne. Les enquêteurs reçoivent bien en 2017 un tuyau selon lequel Kabuga va se rendre en Belgique pour les funérailles de sa femme, Joséphine, mais une descente dans une maison familiale ne donne rien. Puis, fin 2019, une information fait sourciller Reid.

Après avoir examiné les déplacements de Séraphine, la fille de Kabuga installée à Londres, les policiers londoniens chargés de la lutte antiterroriste constatent qu’elle a fait un nombre inhabituel de visites en Europe continentale au cours l’année précédente : Séraphine y a passé beaucoup de temps en 2018 — notamment plusieurs mois en France.

Reid contacte la Gendarmerie nationale, qui gère sa propre unité de traque des criminels de guerre sur le sol français, et demande l’aide de l’enquêteuse principale du bureau, une certaine Estelle (par souci de sécurité, je ne mentionne que son prénom). Reid veut savoir si elle peut obtenir des informations sur les coups de fil que Séraphine a donnés pendant qu’elle séjournait en France.

« Je crois qu’il est à Paris, déclare Reid à son patron.

— Vraiment ?

— Oui, je vous envoie un dossier. Dites-moi ce que vous en pensez. »

Chaque fois qu’une personne utilise un téléphone portable, l’appel passe par la tour cellulaire la plus proche, créant une empreinte numérique qui, pour des détectives comme Reid, peut devenir précieuse. Les relevés de Séraphine révèlent un certain nombre d’appels ayant été transmis par une tour de télécommunication à Asnières-sur-Seine, une banlieue située à une dizaine de kilomètres au nord de Paris. Reid trouve l’endroit curieux, tout comme l’heure de la journée : de nombreux appels de Séraphine ont été faits tard dans la soirée ou tôt dans la matinée, ce qui laisse supposer qu’elle dormait ailleurs que chez l’un de ses huit frères et sœurs, qui vivent tous dans le sud de Paris, selon ce que sait Reid. Pourquoi ne pas avoir séjourné chez l’un d’eux ? se demande-t-il.

Suivant son intuition, Reid demande à Estelle de lui fournir les données de quatre des huit enfants Kabuga vivant à Paris — un fils et trois filles. Les relevés indiquent que, contrairement au fils, les filles, dont une nommée Bernadette, ont fait des appels ayant été transmis par le relais d’Asnières-sur-Seine — et aussi qu’elles se sont rendues dans cette zone la nuit.

Cela met la puce à l’oreille de Reid. Les trois femmes habitent à environ 25 minutes de là. Pourquoi seraient-elles allées dormir dans ce coin ? Il obtient également les relevés de téléphone portable d’un autre fils de Kabuga établi à Paris, Alain Habumukiza. Lui aussi a passé de fréquents coups de fil depuis Asnières-sur-Seine. Voulant visualiser ces données, Reid demande à l’équipe d’analyse de dessiner un graphique montrant les cinq frères et sœurs ainsi que les dates et heures de leurs visites. C’est alors qu’il constate qu’au cours des 12 derniers mois, il ne s’est quasiment pas passé une journée sans que l’un d’eux visite le quartier, et certains jours, leurs présences se sont chevauchées. Comme s’ils s’occupaient de quelqu’un, pense Reid.

L’enquêteur veut tout savoir sur la vie des enfants de Kabuga et commence à chercher où ils étaient à certaines dates clés, comme les vacances. Reid consulte les relevés téléphoniques et découvre que, la veille de Noël 2019, Bernadette a passé toute la nuit à Asnières-sur-Seine… alors que les autres membres de la famille étaient rassemblés ailleurs en ville. Pourquoi ne fêtait-elle pas avec eux ? Reid sait qu’elle a toujours été particulièrement proche de son père. Il croit par exemple qu’elle l’a aidé à traverser au Zaïre en 1994 et qu’elle est restée au Kenya en 1998 lorsqu’il est entré dans la clandestinité. Veuve de Jean-Pierre Habyarimana, le fils du président rwandais, Bernadette est également la seule parmi les frères et sœurs à voir son nom apparaître sur les comptes bancaires kényans de Kabuga, brassant, selon Reid, des « millions de dollars ».

Reid constate que le dernier appel de Bernadette a été transmis par la tour de téléphonie mobile tôt le matin du jour de Noël ; presque immédiatement après, un de ses frères a fait un appel à proximité. C’est comme si un des enfants avait pris la relève de l’autre pour s’occuper de quelqu’un qui ne pouvait pas être laissé seul, même pour une heure, pense Reid.

Les données que Reid fouille dans son appartement d’Arusha datent de quelques mois, mais son intuition lui dit que la conclusion est proche. Il téléphone à Brammertz un vendredi soir d’avril.

« Je crois qu’il est à Paris, déclare Reid à son patron.

— Vraiment ?

— Oui, je vous envoie un dossier. Dites-moi ce que vous en pensez. »

Brammertz y jette un coup d’œil et rappelle Reid deux minutes plus tard.

« C’est convaincant, affirme-t-il. On dirait qu’ils sont tout le temps près de cette tour cellulaire. Où se trouve cet endroit ? »

Pour le savoir, Reid appelle Estelle à Paris le lendemain matin et lui parle de sa découverte. Après des années de surplace, Estelle est sceptique, mais son attitude change lorsqu’elle voit la carte de Reid.

« Nous devons découvrir où se trouve l’appartement », lui dit-il.

Estelle sait qu’il y a des milliers d’appartements et de maisons dans le dense enchevêtrement de rues qui sillonnent la zone couverte par cette tour de téléphonie cellulaire. Elle commence à passer au crible les archives municipales pour trouver un lien avec l’affaire. Elle étudie les rapports d’arrestation, les documents d’enregistrement, les factures de services publics. Ses recherches portent rapidement leurs fruits : les relevés d’impôts indiquent qu’un appartement du troisième étage de la rue du Révérend Père Christian Gilbert est loué à un certain Alain Habumukiza. Mais les registres immobiliers de la ville montrent que Habumukiza habite en fait à 20 km de là. « Nous l’avons », annonce Estelle à Reid.

Des doutes subsistent, toutefois. À cause de la pandémie, Paris est une ville close. Le gouvernement limite les déplacements des Parisiens. Depuis des semaines, à l’exception de quelques appels passés par Bernadette fin mars, aucun des enfants n’a utilisé son téléphone portable à Asnières-sur-Seine. Il semble qu’ils aient soudain cessé de s’y rendre.

Merde, pense Reid. Si Kabuga vit dans l’appartement, malade et nécessitant des soins 24 heures sur 24, qui s’occupe de lui en ce moment ? Reid commence à croire que le vieil homme ne réside peut-être pas là, après tout. Peut-être l’appartement n’est-il qu’un pied-à-terre au nord de Paris. « Ma théorie ne tient pas », se dit-il.

L’équipe a besoin d’en savoir plus. Eric Emeraux, alors directeur de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité à la Gendarmerie nationale, ancien chasseur de fugitifs qui mène une carrière parallèle de producteur de musique électronique, établit une planque dans la rue, devant le domicile présumé de Kabuga. Mais il ne se passe rien d’anormal — personne ne bouge pendant le confinement —, ce qui augmente l’inquiétude de Reid.

En mai, alors qu’il est dans le doute, Reid reçoit un appel d’Estelle. Elle lui présente un numéro de portable belge.

« Le reconnaissez-vous ?

— C’est le numéro de Donatien, répond Reid.

— A-t-il un fils ou une fille qui étudie à Paris ?

— Non, pourquoi ? » demande Reid. Donatien n’est pas marié. Il n’a pas de petite amie, pas d’enfants. Sa principale occupation dans la vie était de prendre soin de sa mère, à Waterloo, en Belgique, jusqu’à ce qu’elle meure.

« Il s’est connecté à la tour d’Asnières-sur-Seine. »

Cela explique tout, pense Reid. À force de chercher un aide-soignant qui pourrait aller et venir, ils n’ont jamais envisagé que celui-ci puisse se terrer avec Kabuga.

À la mi-mai, la France s’apprête à lever son confinement, ce qui rend l’exécution des plans de l’équipe encore plus urgente. Si les enfants ont vent de quoi que ce soit de suspect, la surveillance de l’immeuble, par exemple, ils pourraient faire sortir leur père à tout moment. Il semble qu’ils l’aient déjà fait auparavant.

Mais les autorités françaises ont encore besoin d’une confirmation. Elle arrive le vendredi 15 mai. Selon Emeraux, Estelle a trouvé une facture que Bernadette a payée l’été précédent dans un hôpital voisin. Le patient, si l’on en croit la facture, était un octogénaire du nom d’Antoine Tounga, titulaire d’un passeport de la République démocratique du Congo. La Gendarmerie récupère alors un échantillon de l’ADN d’Antoine Tounga à l’hôpital et le compare à un échantillon de l’ADN de Kabuga prélevé dans un hôpital de Francfort quelques années plus tôt. Ils sont parfaitement semblables.

« Allons-y ! » lance Eric Emeraux.

Le samedi 16 mai 2020, à 5 h 30 du matin, 16 gendarmes quittent le quartier général dans l’est de Paris. Le convoi qui transporte l’équipe du groupe d’intervention emprunte des rues vides en direction de la banlieue nord. Eric Emeraux, qui a veillé une grande partie de la nuit, sent monter l’adrénaline. Il discute avec son unique passagère, la magistrate qui a autorisé l’opération et a tenu à l’accompagner.

Après 20 minutes, le convoi atteint Asnières-sur-Seine, une ville de banlieue ouvrière sur la rive gauche de la Seine, en grande partie occupée par des immigrés. Après avoir traversé le centre-ville, les policiers tournent lentement sur la rue du Révérend Père Christian Gilbert, du nom d’un résistant exécuté par les nazis. Les gendarmes s’arrêtent devant un immeuble d’appartements de couleur crème. Lorsque l’équipe s’engouffre à l’intérieur, Emeraux est en deuxième position, derrière le commandant du groupe d’intervention. Avec Estelle, ils empruntent tous en silence un escalier, longent un couloir faiblement éclairé et arrivent devant une porte marron. Le commandant y fixe un ouvre-porte hydraulique et, sans sommation, la fait sauter. Les policiers font alors irruption dans l’appartement.

Le samedi 16 mai 2020, à 5 h 30, un convoi de 16 gendarmes quitte le quartier général de Paris pour la banlieue nord. Objectif : mettre la main sur un des criminels de guerre les plus recherchés de la planète. (Photo : Philippe Lopez / AFP / Getty images)

Donatien Nshimyumuremyi, assis sur le canapé du salon de l’appartement à une chambre, est figé. « C’était un choc total, me dira-t-il plus tard. On a toujours su que ce jour pourrait arriver, sans pouvoir jamais vraiment s’y préparer. » Estelle continue vers la chambre à l’arrière, où un vieil homme est allongé sur le dos sous un mince couvre-lit.

« C’est lui, il est là ! » s’écrie-t-elle à l’intention de l’équipe.

Elle lui demande son nom.

« Antoine Tounga », répond-il.

Estelle s’approche de lui, inspectant son cou pour y déceler une cicatrice révélatrice.

« Non, dit-elle. Vous êtes Félicien Kabuga. »

Dans le salon, Donatien regarde Emeraux avec indignation.

« Mon père est innocent », clame-t-il.

Après avoir fouillé l’appartement et obtenu une identification positive grâce à un test d’ADN rapide, les gendarmes conduisent Kabuga jusqu’à une camionnette. Plus tard, Estelle appelle Reid à Arusha. « Devinez qui était derrière la porte ? annonce-t-elle. Notre homme. »

Onze jours après son arrestation, le 27 mai, Félicien Kabuga comparaît pour une audience de mise en liberté sous caution dans un petit tribunal de Paris. La salle est bondée de journalistes, de survivants tutsis et de militants des droits de la personne, dont Alain et Dafroza Gauthier, les chasseurs de criminels rwandais qui ont rassemblé des preuves contre une trentaine de génocidaires présumés vivant en France et qui ont contribué à envoyer trois d’entre eux dans les prisons françaises. De nombreux enfants de Kabuga sont également présents (ils ne devraient pas être tenus de répondre à des chefs d’accusation pour avoir aidé leur père à se soustraire à la justice). Donatien est là, silencieux. Bernadette, qui est restée aux côtés de Kabuga pendant une grande partie de ses 20 ans de cavale, agite un poing plein de défi. Dafroza Gauthier m’a raconté qu’elle avait crié à son père : « Courage, papa ! »

Kabuga, qui risque d’être remis aux Nations unies pour faire face à cinq chefs d’accusation de génocide et deux chefs d’accusation de crimes contre l’humanité, est vêtu d’une chemise à carreaux et d’un jean foncé. Il n’avoue rien. « Je suis innocent, marmonne-t-il en kinyarwanda, la langue de sa patrie. Tout ce dont on m’accuse est faux. »

Par une chaude soirée d’automne, je prends le métro de Paris et me rends dans le quartier asiatique du 13e arrondissement de la ville. J’ai obtenu l’adresse d’Alain Habumukiza, un des fils de Kabuga, et je suis une rue étroite et sinueuse jusqu’à son immeuble miteux.

J’appuie sur la sonnette, puis une voix d’homme haut perchée répond.

« Oui ? »

Je me présente et lui explique que j’ai passé des mois au Rwanda en 1994 et en 1995. J’ajoute que je voudrais entendre la version de sa famille.

Après une pause, la voix dit : « Attendez. »

« Il m’a dit : “J’étais un homme d’affaires, rien d’autre qu’un homme d’affaires. Je n’ai rien fait de mal.” »

Cinq minutes plus tard, je me retrouve face à un homme mince et beau, portant des lunettes à monture de corne, un short kaki et une chemise en oxford bleu pâle, et coiffé d’un chapeau de paille à bande noire. Il se présente : Donatien Nshimyumuremyi. Il est en ville pour rendre visite à son père en prison et habite chez Alain.

Plus tard, alors que nous sommes assis à une table sur un trottoir animé, je demande à Donatien des détails sur les deux décennies et demie pendant lesquelles son père s’est caché. « Je ne peux pas vraiment parler de cette période », dit-il en français. Il admet que la famille a baissé la garde ces dernières années. Les enfants savaient que parler au téléphone portable était potentiellement dangereux mais, après qu’ils eurent pesé le pour et le contre, la nécessité de communiquer avec leur père l’a emporté. « Bien sûr, nous savions que c’était risqué. Nous y avons pensé, mais que pouvions-nous faire ? me confie-t-il. Tout ce qu’on peut faire en tant que famille, c’est dire : “Nous avons commis des erreurs.” »

Son père était malade depuis des années lorsqu’il a été capturé, me dit Donatien. Sa vie se réduisait à de lentes promenades autour du pâté de maisons chaque matin, accompagné du fils ou de la fille qui s’occupait de lui, puis il passait l’après-midi et la soirée à regarder la télévision. « Il est extrêmement fragile, raconte Donatien. Sa santé cognitive n’est pas bonne. Sa mémoire est défaillante. Le jour de son arrestation, on lui a demandé quand il était né, et il a répondu 1993. C’est inhumain de mettre dans une cellule quelqu’un d’aussi faible, qui se rappelle à peine quand il est né. »

Après sa comparution à Paris, la cour décide qu’il n’y a aucun obstacle juridique ou médical à la remise de Kabuga au tribunal de La Haye. Il est donc transféré aux Pays-Bas pour y être jugé par le Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux, où, lors d’une audience en novembre, il plaide non coupable à toutes les accusations.

Vingt-six ans après le génocide, Donatien reste convaincu que son père est une victime et que le monde a été injuste à l’égard de celui-ci. Les rebelles tutsis, insiste-t-il, ont tiré les missiles ayant détruit l’avion du président Habyarimana, ce qui a déclenché le « chaos ». Dans l’anarchie et la confusion qui ont suivi, les deux groupes ethniques se sont retournés l’un contre l’autre et les Hutus et les Tutsis sont devenus des victimes, soutient-il.

Il est évident que rien à ce stade, et encore moins un verdict de culpabilité au tribunal d’Arusha, ne pourra jamais ébranler la croyance des enfants en l’innocence de leur père. Ils vivent dans une bulle de « faits alternatifs », imperméables au scepticisme, unis par la solidarité ethnique, une propagande implacable, le déni, l’amour et la loyauté de la famille. J’ai demandé à Donatien, qui était étudiant en Belgique au moment du génocide, s’il avait déjà questionné son père sur ce qu’il avait fait pendant cette période. Il m’a répondu : « Bien sûr. Il m’a dit : “J’étais un homme d’affaires, rien d’autre qu’un homme d’affaires. Je n’ai rien fait de mal.” »

(La version originale de cet article a été publiée dans GQ.)

Laisser un commentaire