stress, doute, autocritique… Le tennis est-il un sport de masochistes ?


Vous pouvez avoir le service de Pete Sampras, le coup droit de Steffi Graf, le reverse de Stan Wawrinka, la volée de Martina Navratilova et ne jamais dépasser les quarts de finale d’un tournoi de deuxième catégorie. C’est ce qui fait la beauté et la cruauté du tennis. « Le cerveau est la pièce maîtresse », martèle Henri Leconte dans un podcast dédié à la psychologie dans le sport. Le nom de ce podcast résume tout : « Gamberge ». Traduire : ce mal qui guette en permanence tout sportif de haut niveau.

L’actualité de ces derniers jours à Roland-Garros vient du rappel de manière singulière et inattendue avec le retrait surprise de Naomi Osaka. « La vérité est que j’ai souffert de longs épisodes de dépression depuis l’US Open en 2018 et j’ai eu beaucoup de mal à y faire face« , notamment avoué la Japonaise. Si la joueuse a été amenée à prendre cette décision extrême, elle n’est certainement pas la seule à combattre ces affres.

Fabrice Allouche, préparateur mental auprès d’athlètes de haut niveau, détaille : « Le stress, le burn-out et la pression existent aussi chez les athlètes de haut niveau mentale. Ce n’est pas parce que tu es un sportif que tu ne peux pas dérailler. Chaque être humain est fort et faible à la fois, les athlètes peuvent-être davantage encore. » C’est d’autant plus vrai pour les joueurs et joueuses de tennis, soumis à une très forte pression médiatique.

Si la fameuse « glorieuse incertitude du sport » frappe toutes les disciplines, elle cajole particulièrement le tennis. Pour schématiser, un adversaire qui mène 6-0, 5-0, 40-0 n’est jamais à l’abri de tout perdre. Un grain de sable dans la machine et tout peut s’effondrer. Très vite.

Les retournements de situation sont légions dans toutes les disciplines sportives, pourtant, elles atteignent rarement le degré de dramaturgie d’un match de tennis où le joueur est seul contre ses démons. « Il y a aussi le fait qu’un match de tennis n’est inscrit dans aucune limite de temps », notez justement Stéphane Houdet, ancien numéro 1 mondial de fauteuil de tennis et vainqueur de 23 tournois du Grand Chelem en simple et en double. Il grossit volontairement le trait : « Au football, quand vous menez 9-0 à cinq minutes de la fin, il y a de bonnes chances pour que vous l’emportiez. »

Rien de tel au tennis, où il y a toujours cette épée de Damoclès qui menace de s’abattre à tout moment. Il en va de la nature même de ce sport où, malgré la vitesse de la balle adverse, le joueur possède quelques fractions de seconde avant de jouer son coup, de choisir l’endroit où il va placer la balle, de l’intensité et de l’effet qu’il va mettre dans sa frappe… et donc de douter. En cela, le tennis est autant un sport de réflexion que de réflexes.

Et souvent, la réflexion peut être perturbée. Eric Winogradsky, ancien joueur et ex-entraîneur, notamment des Français Jo-Wilfried Tsonga et Gaël Monfils, témoigne : « Les pensées parasites peuvent provenir de n’importe quoi : des conditions climatiques, du terrain, d’une décision arbitrale, de ce que l’on entend dans les tribunes. Bien souvent, le joueur ou la joueuse mettront leur déconcentration sur le compte de ces éléments extérieurs. Au lieu de se remettre en cause, ils chercheront un coupable… »

Les joueurs du dimanche que nous connaissons tous la frustration d’un match qui nous échappe. Ce sentiment est démultiplié chez les pros. Ceux qui, comme Alizé Lim, ont dédié leur vie à ce sport si capricieux. Dans sa biographie parue le 19 mai, Éloge de l’inconditionnel (éditions Vuibert), la Française dépeint avec véracité la palette d’émotions qui l’assaillent pendant un match. « Pendant trente minutes, il n’y a pas l’ombre d’une pensée de trop et seul mon instinct s’exprime. Je cours, je frappe, mes intentions sont claires et efficaces, je suis légère et fluide (… ) Et pourtant, je sais que ça ne va pas durer », raconte-t-elle.

Les pages suivantes illustrent son propos : le bruit du vent sur un drapeau, une spectatrice qui lui rappelle sa grand-mère… Il est trop tard, la concentration, cette aptitude si volage, s’est échappée. « Je sais qu’il est pratiquement impossible que je tienne un match entier comme ça, sans m’évader. Je sais que quelque chose va craquer car je sais que j’ai cette faille en moi, celle qui ne me permet pas de simplement être un robot qui va reproduire cette même tactique jusqu’au bout sans se poser de questions. »

D’autant que par un principe quasi chimique, l’adversaire en a évidemment profité. « C’est le fameux système des vases communicants : ouvre un peu la porte, l’autre s’y engouffrera comme un ouragan ». En dépit de tous ses efforts pour se remobiliser, Alizé Lim finira par perdre ce match qu’elle survolait pourtant. Le joueur ou la joueuse qui connaît cette peine s’enfonce alors dans un état dépressif, voire auto-destructeur.


La rage de vaincre d'Alizé Lim à Roland-Garros, le 29 mai 2017 (FRANCOIS-XAVIER MARIT / AFP)

Henri Leconte raconte, toujours dans le podcast « Gamberge », les affres de sa défaite en finale de Roland-Garros 1988 contre Mats Wilander. Une finale qu’il avait parfaitement commencée, Mener 5-4 service à suivre dans le premier set, avant de totalement s’effondrer (7-5, 6-2, 6-1). « Je n’avais plus d’essence dans le moteur, tout simplement. J’étais ‘parti’. Je me suis retrouvé dans une sorte de trou noir. Aujourd’hui encore, je ne me souviens presque plus de rien ». Winogradsky confirme l’état de détresse : « Dans ces cas-là, on n’a qu’une envie, c’est de finir au plus vite le jeu et de se plonger la tête sous la serviette au changement de côté, pour ne plus rien voir, ne plus rien entendre . »

Ce « manège cérébral », comme le décrit Alizé Lim, tourne encore plus vite à Roland-Garros où le jeu, fatalement plus lent sur la terre battue, et le format des matchs en cinq sets chez les hommes, laissent encore plus de place au doute et aux renversements de situation. L’exemple le plus marquant est sans doute cette finale de 1984 où, pendant deux sets de demi, John McEnroe joue peut-être le plus beau tennis vu sur le Central. Et puis, un ou deux coups qui lui échappent, une décision arbitrale litigieuse, et c’est fini. Ivan Lendl, son adversaire, s’est engouffré dans le cerveau de l’Américain. Ce dernier ne reviendra plus. Une victime de plus des caprices du dieu tennis.

Toute la frustration de John McEnroe après sa finale perdue à Roland-Garros, le 10 juin 1984, face à Ivan Lendl (SVEN SIMON / SVENSIMON)

« C’est également cette possibilité de tout renverser si rapidement qui rend le tennis professionnel si addictif », écrit Alizé Lim. « Mais c’est clairement un sport masochiste », confie-t-elle à franceinfo : sport. « On traverse des grands moments de souffrance dans la défaite mais, malgré tout ça, on a envie d’y retourner. On est conditionné depuis notre jeunesse à cette adrénaline. La vie devient fade si on est privée ». Comme la joue française le rappelle également, les interruptions du jeu aux changements de côté également ces moments de doute. « Au tennis, on n’est pas tout le temps dans l’action. Et c’est surtout durant les pauses qu’il faut être fort mentalement pour ne pas se faire submerger par les pensées négatives, pour ne pas suranalyser et se blâmer . »

L’auto-flagellation n’est jamais très loin pourtant. « Quand tu t’es informé pendant des milliers d’heures et que tu as dépensé des milliers d’euros pour voyager et disputer ce tournoi, rater un coup droit sur un point important te transperce le cœur ». Henri Leconte ne dit pas autre a choisi : « Il faut être barjot pour faire ce sport et en subir tous les ascenseurs émotionnels ». Le Français rejoint ainsi son compatriote Yannick Noah, volontairement provocateur, quand il disait en 1987 dans L’Express : « La crétinerie est une qualité essentielle au tennis ».

Cette tempête sous un crâne, tous les joueurs et joueuses l’ont déjà traversée. Gilles Simon ya même évocateur un livre, au titre évocateur : Ce sport qui rend fou (Éditions Flammarion). Le Français, ancien 6e joueur mondial, revient sur cette notion et s’offusque que l’on fasse un procès aux joueurs français : « On ne travaille pas le mental, puisqu’il est censé être inné. Et c’est bien connu : les joueurs français n’ont pas de mental », écrit-il. « J’en veux pour preuve cette autre phrase qui tombe dès qu’un joueur a le bras qui tremble : ‘Lui, c’est un mouilleur.’ Et là c’est terminé, sur l’a catalogué. Ces deux phrases, ‘Les joueurs français n’ont pas de mental’ et ‘Lui, c’est un mouilleur’, ne laissent pas de place à la discussion. Et ce sont les deux postulats de base qui nous accompagnent en grandissant ».

La peur n’est pas une exclusivité française. « La confiance est tellement fragile », soupire Alizé Lim. « Le niveau entre les pros est si homogène que la différence va se faire sur la gestion des émotions ». Même les plus grands ont, un jour ou l’autre, perdu le fil. On se souvient par exemple d’un Andre Agassi qui surclasse Sébastien Grosjean en quart de finale de Roland-Garros 2001. A la fin du premier set, un certain Bill Clinton débarque en tribunes, acclamé par tout le public comme une rock star. Le joueur américain ne se remettra jamais de l’apparition de son compatriote et le Français se qualifiera pour le dernier carré sur le score surréaliste de 1-6, 6-1, 6-1, 6-3… « Il faut accepter ces moments de peur et de doutes », écrit Gilles Simon, « la voiture est inhérente au tennis ».

« Ce sport développe par excellence l’insatisfaction éternelle », résume Alizé Lim. Pour autant, il s’accompagne aussi parfois de moments d’intense euphorie, comme pour contrebalancer cette souffrance intérieure omniprésente. « C’est une exacerbation de frustration, d’excitation, de peur, de joie, de désespoir, d’énervement explosif, et bien d’autres », dit-elle. Quand tout va bien en revanche, quand la confiance annihile toute pensée parasite et que la balle touche la ligne au lieu de sortir, le joueur rente alors dans une sorte d’état de grâce. Ce fut le cas de Henri Leconte lors de son fameux match de Coupe Davis 1991 contre Pete Sampras.

« Ce jour-là, il y avait une forme de violence, d’animalité dans mon état d’esprit », se rappelle le Français. « Dès le deuxième point du match, je saute comme un cabri ». La décharge d’adrénaline est alors des plus grisantes : « J’avais l’impression de ne plus toucher terre, d’être Superman… » Mettre son cerveau en mode reptilien serait alors la solution pour ne pas laisser le doute s’immiscer ? « C’est impossible », tranche Eric Winogradsky. « L’être humain est ainsi fait qu’il est en proie perpétuelle à la remise en question. »

Henri Leconte en état de transe lors de son simple en finale de Coupe Davis 1991 contre Pete Sampras   (JEAN-LOUP GAUTREAU / AFP)

Tout n’est donc qu’une histoire de contrôle. Ce sport, ce n’est pas simplement entretenir une condition physique irréprochable et savoir frapper un pass en bout de course. C’est aussi et surtout un jeu de dupes où il faut parfois savoir ménager les apparences. « J’ai parfois envie de me frapper mais, au tennis, le mot d’ordre est de ne rien montrer », rappelle Alizé Lim. « Il faut sans cesse canaliser ses émotions. » La victoire contre soi-même, et éventuellement contre l’adversaire, est à ce prix.



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