La gauche qui dérange | L’actualité


Fabrice Vil a une belle tête de woke. Et ce n’est pas un compliment aux yeux de ceux qui écharpent l’avocat et entrepreneur social d’origine haïtienne chaque fois qu’il parle publiquement de diversité et d’inclusion ou, pire encore, qu’il dénonce le racisme systémique au Québec. « Sur Twitter, j’ai dû mettre les notifications en sourdine, tellement je reçois des attaques de la part de gens que je ne connais même pas », m’explique le cofondateur de l’organisme de bienfaisance Pour 3 Points. L’un de ses détracteurs les plus hargneux est le caricaturiste et blogueur indépendant Aprilus, autrefois collaborateur à la revue À bâbord ! Très remonté contre ce qu’il appelle la « fatwa woke », le dessinateur compare Fabrice Vil à la barre de chocolat Mr. Big dans une de ses illustrations. « Aprilus trouve que ça ressemble à du caca, et c’est ce qui sort de ma bouche, à son avis. »

À l’instar de tous mes interviewés, l’entrepreneur ne se définit pas comme un woke — il ne connaît d’ailleurs personne qui se balade en se proclamant ainsi, du moins au Québec. Ce sont plutôt des chroniqueurs et des commentateurs qui se sont emparés du mot et de ses dérivés « wokisme » et « wokitude » pour condamner les jeunes militants de la gauche progressiste comme Fabrice Vil. En particulier depuis la suspension, en septembre dernier, de la chargée de cours Verushka Lieutenant-Duval, de l’Université d’Ottawa, qui avait écorché les oreilles de certains étudiants en prononçant en classe le fameux « mot en n ». L’affaire a déchaîné les passions, d’autant que des jeunes ont mené une campagne de salissage sur Twitter à l’endroit de l’enseignante, publiant même son adresse et son numéro de téléphone.

Mais d’abord, d’où ça sort, woke (« éveillé », en français) ? À la base, dans sa dimension symbolique, le mot a été adopté au début du XXe siècle par les Afro-Américains, afin d’amener les citoyens noirs à prendre conscience des ravages de la ségrégation et de les encourager à s’affirmer sur le plan politique, apprend-on dans « A history of “wokeness” », une enquête minutieuse sur l’origine du terme parue dans le site d’actualité américain Vox.

C’est toutefois en 2014 que la formule s’est propagée à grande échelle, lorsque des émeutes ont éclaté au Missouri après la mort du jeune Afro-Américain Michael Brown aux mains d’un policier blanc. Pendant cette période charnière de la lutte pour les droits des Noirs, qui a contribué à propulser le mouvement Black Lives Matter (BLM) dans le monde, le mot-clic #StayWoke a circulé en masse sur les réseaux sociaux, notamment pour rapporter des gestes de brutalité policière.

Au fil du temps, le terme a été repris dans le langage populaire, le plus souvent pour ridiculiser ou pourfendre ceux qui dénoncent les iniquités de genre et les injustices sociales subies par les groupes marginalisés — les gens de couleur, certes, mais aussi les membres des Premières Nations, les communautés musulmane et LGBTQ+ ainsi que les personnes handicapées.

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Il faut dire que le discours de cette génération émergente d’activistes dérange profondément — non seulement au Québec, mais également en Europe et aux États-Unis. En gros, ces néoprogressistes affirment que les minorités souffrent encore de l’héritage du colonialisme et du patriarcat, et qu’il est temps que ceux qui jouissent des avantages de ce système, soit les Blancs hétérosexuels en pleine capacité de leurs moyens (en particulier les hommes !), se rendent compte qu’ils prennent trop de place et cèdent du terrain.

Les militants voudraient notamment que la société reconnaisse les ravages du racisme systémique et de la culture du viol, que cesse l’appropriation culturelle dans les œuvres artistiques, que les personnes qui ne s’identifient ni aux gars ni aux filles puissent être désignées selon le genre qui les définit le mieux, que les employés de l’État aient la liberté de porter des signes religieux au boulot si ça leur chante, et qu’on ne prononce pas à l’école des mots jugés offensants.

« J’ignore ce que c’est d’être une femme noire, mais je comprends la gravité de ce que vit une telle personne parce que, moi aussi, je suis en marge de la norme sociale depuis ma naissance. »

Laurence Parent

Sur le fond, ces luttes sont loin d’être récentes, mais elles entrent dans une phase inédite qui indispose une partie de la classe dominante, observe Donald Taylor, professeur retraité de l’Université McGill, qui se penche depuis 40 ans sur l’affirmation des groupes minoritaires. « Plus ça va, plus les militants de différentes factions ayant déjà gagné des acquis réclament des changements, et ça pousse le bouchon trop loin pour des représentants du groupe majoritaire, qui se sentent déstabilisés et veulent les remettre à leur place. »

Ainsi, des chroniqueurs influents sortent régulièrement l’artillerie lourde pour mettre en garde la population contre cette redoutable « gauche sectaire » aux idéologies fanatiques, qui impose « un climat de peur » en détruisant des réputations. Même le premier ministre François Legault s’est inquiété, dans un message publié sur Facebook en février, de l’influence de cette « minorité de radicaux » qui tenteraient de censurer des mots et des œuvres à l’université, et devant qui la collectivité aurait intérêt à se « tenir debout et rester ferme », puisqu’ils menaceraient nos « principes fondamentaux ».

S’il est trop tôt dans l’histoire pour juger des dynamiques militantes et de la portée des revendications des néoprogressistes au Québec, Pascale Dufour, experte des mouvements sociaux et de l’action collective à l’Université de Montréal, constate tout de même que cette mouvance s’éloigne du modèle militant traditionnel — soit un groupe organisé, avec des membres, un porte-parole, un local, un numéro de téléphone. « On a plus affaire à des réseaux peu ou pas du tout formalisés, mais qui réussissent néanmoins à avoir un certain impact, entre autres parce que les personnes qui portent les messages maîtrisent les codes en vigueur dans l’espace public — bon nombre savent s’adresser aux médias, par exemple », explique la professeure de science politique.

Autre atout de taille : avec la présence à l’Assemblée nationale de 10 députés de Québec solidaire, dont les idéaux sont progressistes, ceux qu’on qualifie de wokes jouissent d’une certaine « oreille politique », puisque leurs doléances ont plus de chances de se rendre au cœur de l’État. « Il n’y a pas de lien de causalité direct et unique, mais il est sûr que, sans Québec solidaire, les demandes de ces acteurs de la société civile résonneraient moins », souligne Pascale Dufour.

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Laurence Parent se met à rire quand je m’informe des modes d’opération des disciples de la « wokitude », dont elle fait partie à titre de progressiste luttant contre le capacitisme — un terme récent au Québec, désignant la dévalorisation du potentiel des personnes handicapées. C’est en partie grâce à ses revendications acharnées que 16 stations de métro sur 68 à Montréal sont maintenant accessibles aux personnes à mobilité réduite ; lorsqu’elle s’est installée dans la métropole, en 2002, il n’y en avait aucune.

« On ne se rencontre pas dans une grotte secrète », précise avec humour celle qui est également chercheuse et chargée de cours à l’Université d’Ottawa. « C’est surtout sur les réseaux sociaux que ça se passe. Des gens portant différentes causes, comme la défense des droits autochtones et la lutte contre la transphobie, s’y retrouvent pour réseauter, et on parle de nos malaises par rapport à des situations discriminatoires. On s’envoie aussi des lettres ouvertes et des pétitions pour s’appuyer mutuellement dans nos combats. »

Même si les luttes sont diverses, le fait que chacun vive de l’exclusion rend ces militants solidaires, explique la jeune femme, qui est atteinte d’une forme de nanisme et se déplace en fauteuil roulant. « J’ignore ce que c’est d’être une femme noire, mais je comprends la gravité de ce que vit une telle personne parce que, moi aussi, je suis en marge de la norme sociale depuis ma naissance. » Et c’est ce qui la fait le plus souffrir, bien davantage que son handicap. « Par exemple, je n’ai pas accès à un paquet de commerces et d’autres établissements parce que les lieux n’ont pas été prévus pour m’accueillir, et il m’est déjà arrivé qu’un employeur me lance, alors que je me présentais à une entrevue pour un job de bureau : “Avoir su, je ne t’aurais pas convoquée.” »

Les critiques accusent souvent les néoprogressistes de mettre l’accent sur l’expression de leurs caractéristiques et de leurs besoins individuels plutôt que de se battre pour des objectifs communs à tous, ce qui risque de nuire à la démocratie. « Il est impossible de formuler un projet politique à partir de cette célébration des différences [parce que] celles-ci tendent à ériger des cloisons et non des ponts entre nous. Le vivre-ensemble n’est-il pas en passe de se transformer en une sorte de vivre séparé ? » écrivait en décembre dans Le Devoir l’essayiste Alexandre Poulin, qui s’inquiète du mouvement woke.

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Il est vrai que les gens cherchent davantage à être reconnus dans leur spécificité qu’il y a 20 ans, remarque Madeleine Pastinelli, professeure à l’Université Laval et spécialiste de l’identité et du vivre-ensemble. « C’est une nouvelle phase de la marche vers l’individualisation de la vie sociale amorcée il y a plusieurs siècles. Après avoir commencé à se penser eux-mêmes comme uniques et différents, les citoyens veulent maintenant que les institutions aussi les considèrent comme étant uniques et différents. » En somme, on ne veut plus que l’école ou le système de justice traite tout le monde aveuglément de manière égale, mais qu’ils discernent les limites et les capacités de chacun au nom de l’équité.

Loin de ne profiter qu’à certains, les batailles menées par les minorités représentent au contraire un gain pour toute la collectivité, estime Florence Ashley, une militante trans qui lutte pour l’abolition des thérapies de conversion, désormais interdites au Québec et en voie de l’être au Canada, en partie grâce à son action politique. La juriste et bioéthicienne, qui commence un doctorat à l’Université de Toronto, ne crache pas sur la provocation. Sa caméra d’ordinateur la cadre de manière à ce que l’œil un tant soit peu attentif au décor finisse par remarquer, sur une étagère de sa bibliothèque, un dessin la représentant seins nus. « Et je ne change pas l’angle quand j’accorde des entrevues à la télé », précise avec humour la rousse de 28 ans, qui admet tirer un certain plaisir à transgresser les règles.

« Plus les institutions enverront le message qu’on a le droit de faire partie de la société et d’être respectés, plus on sera en position de contribuer pleinement à la collectivité. Au final, ça crée une ambiance sociale positive pour tout le monde. »

Florence Ashley

Y compris celles du français normatif. À titre de personne non binaire — qui ne s’identifie pas exclusivement au sexe masculin ou féminin —, Florence Ashley demande d’éviter de la désigner par le pronom « elle » et d’utiliser plutôt « ille » (qui se prononce comme dans « quille »), jugé plus neutre, bien que la militante accepte les adjectifs au féminin. La reconnaissance et l’usage d’un français plus inclusif font partie de ses combats. « “Genrer” correctement les personnes trans est un petit geste qui a un effet salutaire énorme sur leur santé mentale — des études le démontrent. Plus les institutions enverront le message qu’on a le droit de faire partie de la société et d’être respectés, plus on sera en position de contribuer pleinement à la collectivité. Au final, ça crée une ambiance sociale positive pour tout le monde. »

Mais l’idée ne passe pas comme dans du beurre. L’été dernier, quand la Ville de Montréal a annoncé qu’elle souhaitait adopter une politique de communication plus neutre, afin d’enrayer la « suprématie du masculin sur le féminin » et de tenir compte des personnes non binaires, il s’en est trouvé plusieurs pour ridiculiser l’initiative, dont la chroniqueuse Denise Bombardier, qui l’a qualifiée, dans Le Journal de Montréal, d’« interprétation hystérique de l’égalité des sexes ».

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Pour Florence Ashley comme pour d’autres incarnations du « wokisme » interviewées, ces réactions cachent un refus de la part des principaux détenteurs du pouvoir de prendre conscience des « privilèges » (un mot chouchou des wokes) que leur apportent des siècles de colonialisme et de patriarcat. Et surtout, de concéder de l’espace aux autres.

« Ce qui se joue actuellement va bien au-delà des débats entourant l’usage de certains mots ou leur féminisation, qui sont de l’ordre du symbole », note l’ethnologue Madeleine Pastinelli. À son avis, c’est la place accordée aux minorités dans les lieux décisionnels qui est au cœur des conflits.

À l’image de ce qu’on observe partout en Occident, la société québécoise se pluralise — c’est-à-dire que de plus en plus de croyances, de visions du monde, d’appartenances culturelles, d’orientations sexuelles et d’identités de genre se côtoient dans le même espace. Entre autres parce que les idées et les personnes circulent plus librement, mais aussi parce que la différence est plus acceptée que dans le Québec des années 1950, et que l’idée que la collectivité se fait d’elle-même est en train de changer. En 1990, par exemple, la surconsommation d’alcool, les relations amoureuses avant 16 ans et la prostitution étaient les trois choses les plus immorales aux yeux des Québécois, tandis qu’aujourd’hui, ce sont le harcèlement psychologique, les commentaires racistes et les remarques sexistes, selon un sondage de la maison Léger paru dans Le Journal de Montréal en décembre.

« Si le discours des minorités résonne plus fort dans l’espace public en ce moment, c’est qu’on est plus ouverts à les écouter : les sensibilités ont évolué, et il n’est plus jugé acceptable de discriminer ouvertement », soutient Madeleine Pastinelli. Autrement, les militants se tairaient, de crainte d’être violemment réprimés.

Mais ce melting pot social ne fait pas l’affaire de tout le monde. Au Québec comme ailleurs, la résistance s’opère par la montée de rhétoriques masculinistes et de mouvements plus ou moins conservateurs, voire d’extrême droite, pour qui la survie collective dépend du maintien du statu quo, estime l’ethnologue, qui rappelle que la transformation des rapports de pouvoir se fait rarement dans l’allégresse générale. « Quand les femmes ont voulu le droit de vote au Québec, le clergé, des politiciens et des journalistes ont déployé des trésors d’ingéniosité pour essayer de convaincre la population que ce serait l’apocalypse. »

Avec Internet, les citoyens n’ont jamais disposé d’autant d’espace pour s’exprimer, et cela contribue à la nervosité des élites, avance la journaliste Judith Lussier, autrice d’On peut plus rien dire (Les Éditions Cardinal, 2019), un essai sur les « guerriers de la justice sociale » — une autre expression pour décrire les wokes. « La parole publique a longtemps été monopolisée par un groupe homogène de privilégiés, mais ces derniers sont désormais forcés de la partager avec des gens issus des minorités dont les perspectives sont différentes des leurs, et qui osent les critiquer », explique-t-elle en entrevue. En résumé, ce n’est pas tant qu’aujourd’hui, on ne peut plus rien dire… C’est qu’on ne peut plus rien dire sans s’attendre à une réplique.

Ce qui ne signifie pas pour autant que les wokes sont à deux doigts de renverser l’ordre mondial. Si les principaux intéressés reconnaissent que de longues luttes mènent parfois à de petites victoires — comme l’intégration récente du mot « autrice » dans le langage courant, la mise sur pied de l’École d’études autochtones à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, et la création d’un comité en vue de mettre en place un tribunal spécialisé en matière d’agressions sexuelles et de violence conjugale —, la plupart du temps, leurs dénonciations tombent à plat.

« On entend souvent que la pensée anticoloniale et antiraciste dominerait désormais dans les universités. Mais pour le moment, [les enseignants noirs] demeurent exclus de cet espace, et c’est le même groupe qui conserve le pouvoir de les inclure — ou pas. »

Philippe Néméh-Nombré

« Les militants progressistes affrontent le pouvoir — c’est le principe même des mouvements sociaux, dit la politicologue Pascale Dufour. Mais l’ébranlent-ils vraiment ? » Elle cite en exemple les manifestations historiques contre la hausse des droits de scolarité lors du printemps érable, en 2012. « Aujourd’hui, les droits de scolarité sont indexés au coût de la vie, ce qui fait que, dans l’absolu, les étudiants ne paient pas plus cher qu’il y a 10 ans. Mais le financement des universités et leur accessibilité ne se sont pas améliorés. Sur le fond, rien n’a changé. »

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Le doctorant en sociologie à l’Université de Montréal et militant anticapitalisme Philippe Néméh-Nombré n’est pas plus convaincu que les revendications des wokes sont prises au sérieux, malgré le récent cirque médiatique qui pourrait laisser croire que ces derniers ont le gros bout du bâton. « Depuis le début des débats, on entend souvent que la pensée anticoloniale et antiraciste dominerait désormais dans les universités — d’où les revendications des étudiants pour que le “mot en n” ne soit plus prononcé », explique le chargé de cours, dont la thèse porte sur les relations entre peuples autochtones et communautés noires en Amérique, par le truchement de leurs expériences respectives d’oppression.

Certes, la controverse incitera peut-être des professeurs de bonne volonté à adopter une meilleure approche pédagogique en abordant l’esclavage. Il reste néanmoins qu’à ce jour, aucune université au Québec ne propose de programme en études noires, et que les enseignants noirs sont rares (en 2016, ils ne constituaient que 2 % du corps professoral dans les universités canadiennes, selon un rapport de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université). La présence accrue de ces enseignants permettrait de traiter de sujets délicats avec plus de doigté, entre autres en raison de leur propre expérience de la violence raciste et de leur connaissance de la littérature sur ces questions, tout en apportant d’autres savoirs, dit Philippe Néméh-Nombré. « Mais pour le moment, ils demeurent exclus de cet espace, et c’est le même groupe qui conserve le pouvoir de les inclure — ou pas. La structure de l’institution est intacte, en somme. »

Safa Chebbi, une Québécoise d’origine tunisienne, a constaté maintes fois combien le point de vue des minorités ne fait pas le poids. Critiquer la société reste un sport réservé au groupe majoritaire — certainement pas aux jeunes musulmanes voilées comme elle.

Chaque fois que l’étudiante en sociologie à l’UQAM, cofondatrice de la Table de concertation contre le racisme systémique, prend la parole lors de manifestations ou exprime ses opinions sur les réseaux sociaux, elle reçoit une litanie de commentaires sur l’air de « maudites races » ou de « maudits Arabes ». Avant une intervention, elle fait le tour de sa page Facebook pour s’assurer qu’aucune des photos de ses enfants n’est accessible au grand public, me raconte-t-elle en vidéoconférence depuis sa cuisine, au milieu des allers-retours de son garçon et des pleurs de sa petite dernière.

La jeune militante antiracisme s’est opposée avec vigueur à l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État, qui interdit depuis 2019 le port de signes religieux à des employés de l’État québécois en position d’autorité. « Je sais que la religion catholique a été rejetée ici, mais pourquoi j’en paierais le prix ? Si j’ai fait le choix de porter le voile, c’est parce que ça me convient, et ça ne devrait pas être un motif pour m’exclure. On veut nous forcer à rentrer dans un moule. »

Automatiquement, il se trouve quelques fins esprits pour lui répondre qu’à titre d’immigrante, elle devrait se taire et s’estimer heureuse de vivre au Québec. « Ça m’a fait réaliser à quel point un discours n’a pas la même portée ni la même légitimité selon la position sociale qu’on occupe. Les femmes comme moi sont des citoyennes de seconde zone, pas assez québécoises pour avoir le droit de s’exprimer. »

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Comme d’autres figures emblématiques de la « wokitude », l’artiste et conseillère dramaturgique Marilou Craft a payé très cher sa prise de parole il y a trois ans, quand elle a signé dans le magazine Urbania un article qui soulevait des craintes sur la distribution de SLĀV : Une odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves, mis en scène par Robert Lepage et porté par la chanteuse Betty Bonifassi.

Le spectacle n’avait pas encore été présenté, mais le communiqué de presse qui l’annonçait ne laissait pas entendre que des interprètes noirs avaient été embauchés pour incarner les personnages d’esclaves. « Depuis ma sortie de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM, en 2012, j’avais observé que les acteurs “racisés” peinaient à décrocher des rôles au Québec, et cet enjeu me tenait à cœur », raconte la chaleureuse et avenante métisse de 32 ans, née d’une mère blanche et d’un père haïtien.

La controverse générée par son texte d’opinion, paru d’abord en décembre 2017 sans créer la moindre vague, a pris des proportions monstres six mois plus tard, à la suite d’une chronique de Nathalie Petrowski publiée dans La Presse. Cette dernière accusait Marilou Craft d’être une « fanatique » à la « pensée doctrinaire », crachant sur les efforts des Blancs qui veulent « bâtir des ponts » avec les minorités. L’affaire s’est envenimée au point que SLĀV a été annulé par le Festival de jazz de Montréal, qui le présentait. Une manifestation a eu lieu le soir de la première devant la salle du Théâtre du Nouveau Monde, pendant laquelle un militant antiracisme a été agressé par un spectateur.

« Robert Lepage, un artiste que j’admire, et à qui je dois même ma passion pour le théâtre, a certainement été écorché par toute cette histoire. Mais sa vie professionnelle à lui n’est pas démolie. »

Marilou Craft

Au cours des mois suivants, des gens des médias et du milieu culturel ont régulièrement accusé Marilou Craft et ses alliés d’avoir voulu censurer l’œuvre de Robert Lepage — certains ont même parlé d’« assassinat politique » et de « terrorisme culturel ». De juin à septembre 2018, pas moins de 132 articles et chroniques ont été publiés à propos de SLĀV dans les principaux médias québécois, et dans près de 20 % des cas les modérateurs ont dû fermer la zone de commentaires sous les textes en ligne, tant la discussion dérapait, rapportent dans une étude deux chercheuses en littérature à l’Université du Québec à Trois-Rivières, Mathilde Barraband et Anne-Marie Duquette, qui ont documenté la polémique sous l’angle de l’affrontement entre appropriation culturelle et liberté de création.

« À l’époque, j’avais fait un collage des insultes publiées : snipers, Khmers rouges, fascistes, caniches qui jappent, ayatollahs de la rectitude, cerveaux lessivés, nouveaux bigots, détaille Marilou Craft. Si je ne l’avais pas conservé, j’aurais du mal à y croire aujourd’hui, tellement ça dépasse l’entendement. »

La conseillère dramaturgique affirme avoir dû abandonner ses études en droit à la suite d’un grave épuisement lié à la controverse, et soutient que ses relations professionnelles, familiales et intimes en ont aussi pâti. « Robert Lepage, un artiste que j’admire, et à qui je dois même ma passion pour le théâtre, a certainement été écorché par toute cette histoire. Mais sa vie professionnelle à lui n’est pas démolie. »

Le pire, c’est que Marilou Craft n’a jamais insinué que Robert Lepage et Betty Bonifassi n’avaient pas le droit d’aborder l’esclavage afro-américain dans une œuvre parce qu’ils sont Blancs — elle s’était même d’abord réjouie à l’annonce d’une production sur ce thème. Comme toutes les personnes associées au mouvement woke que j’ai interviewées, elle s’oppose à la censure. « C’est ultra-important que des personnes blanches en parlent. Mais il faut le faire avec énormément de soin, par respect pour les communautés noires qui ont souffert. »

Dans une entrevue accordée au New York Times en 2020, Robert Lepage a admis que la décision de confier la plupart des rôles de Noires à des interprètes blanches avait quelque chose de « naïf », et qu’il comprenait l’indignation des militants. Aussi, depuis la polémique, la proportion d’acteurs, de réalisateurs, de metteurs en scène et d’auteurs issus des minorités visibles a presque doublé dans les milieux du théâtre et de la télévision au Québec, selon une recension faite par Le Devoir l’été dernier.

« Au fond, les gens sont plus réceptifs que le laissent entendre les médias », constate Maya Yampolsky, professeure et experte de la discrimination et des relations interculturelles à l’École de psychologie de l’Université Laval. Des études montrent que les journalistes ont tendance à donner le micro aux personnes plus radicales afin de susciter des réactions : d’un côté, le conservateur d’extrême droite et de l’autre, le woke prêt à faire brûler des livres. « Ces archétypes polarisent le débat en laissant croire que les opposants sont des censeurs ou des trumpistes, et c’est dangereux pour la paix sociale », dit à regret la psychologue.

En réalité, les professeurs et les militants progressistes interviewés m’ont assurée que les prises de bec liées à la race ou au genre qui surviennent parfois en classe se règlent généralement sans dégénérer — on s’écoute, on s’excuse et on avance ensemble. « La plupart des gens appartenant au groupe majoritaire ne sont pas conscients de leur position de pouvoir, explique la psychologue Maya Yampolsky. Le plus souvent, ils ont surtout du mal à croire que les minorités subissent autant d’oppression au quotidien, car ils ne la vivent pas eux-mêmes — ça leur semble exagéré. »

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Si elle n’était pas noire, Marilou Craft aussi douterait que le racisme et l’intolérance existent à ce point au Québec, tant les incidents qui lui arrivent lui paraissent inconcevables. « Tu vas te chercher un café le matin, tu te promènes en vélo et puis bang ! quelqu’un te traite de n… en pleine rue. Juste comme ça ! »

Même constat pour Florence Ashley, qui se faisait souvent injurier au moment de sa transition ; un jour, deux inconnus se sont mis à lui lancer un ballon de soccer par la tête, après l’avoir harcelée. « Aujourd’hui, je me fais moins embêter, car j’ai davantage l’air d’une femme cis, mais il y a une époque où j’avais peur de me faire tuer. Récemment, j’ai reçu une menace de mort par courriel. » Près de 60 % des Canadiens appartenant à une minorité sexuelle disent avoir vécu une agression physique ou sexuelle après l’âge de 15 ans, contre 37 % des hétérosexuels, selon une enquête de Statistique Canada publiée en septembre dernier.

Au-delà de ces incidents extrêmes, il y a ce que les néomilitants appellent des « microagressions », qui peuvent prendre la forme de remarques insidieuses dont tout le monde est plus ou moins coupable, sans s’en rendre compte. Des trucs pas vraiment méchants, lancés pour rire ou sans intention de blesser, mais qui charrient un vieux fond de sexisme, d’homophobie ou de racisme, et qui envoient sans cesse aux personnes marginalisées le message qu’elles ne font pas vraiment partie de la gang, constate Lou-Ann Morin, psychologue clinicienne spécialisée auprès des communautés culturelles et LGBTQ+ à Montréal. « Ça peut parfois expliquer leurs réactions vives à l’évocation de certains sujets. Les gens issus des minorités vivent beaucoup de stress — ils sont constamment en train d’évaluer le regard qu’on porte sur eux et les menaces potentielles. »

Bien des Québécois vivent aussi un défi d’adaptation, du fait qu’ils se sont toujours considérés eux-mêmes comme des opprimés, et non comme des colonisateurs, estime Pascale Dufour. « C’est un renversement de perspective qui demande un travail sur soi. »

Le philosophe Jocelyn Maclure, qui a été analyste durant la houleuse commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, dit comprendre que certains ne reconnaissent plus le monde dans lequel ils ont grandi, et à son avis, ça mérite une certaine empathie. « La capacité de décentrement, qui permet de comprendre la situation à partir du point de vue de l’autre, me paraît cruciale en ce moment, alors qu’on traverse une période de renégociation du contrat social. »

Hélas, à cause des réseaux sociaux, tant les partisans de la « wokitude » que ceux qui défendent l’ordre établi ont tendance à évoluer dans des groupes homogènes sur le plan des idées. « Ça crée des bulles à l’intérieur desquelles nos biais cognitifs sont renforcés, et après il est difficile de faire preuve de pensée critique et d’ouverture, constate le professeur à l’Université Laval. Le phénomène me préoccupe beaucoup — je ne sais pas comment on va se sortir de ça. »

Fabrice Vil aussi s’inquiète de la tournure des débats depuis quelque temps. Il a même embauché quelqu’un pour gérer les échanges sous les publications de sa page Facebook professionnelle, en raison de dérapages trop fréquents entre camps adverses. « La violence psychologique est très présente en ligne et je suis conscient que ça peut aller jusqu’à la violence physique. » Il ne sort pas de chez lui en craignant des représailles, car une paix relative règne au Québec, mais la cohésion sociale est fragile, estime-t-il. « Quand des chroniqueurs disposant d’une large tribune accusent des militants comme moi d’être de dangereux ennemis de la nation, c’est un problème. »

Il va falloir une bonne dose de « maturité émotionnelle » pour traverser cette période de changements sociaux portés par les nouvelles générations, soutient l’entrepreneur social, qui anime aussi le balado Sak Pase ? (comment ça va ?), une série de conversations avec des gens de tous les horizons où il est question du rapport à soi et à autrui. « Martin Luther King disait que ceux qui l’avaient le plus déçu n’étaient pas les extrémistes, mais les modérés — ceux qui ne faisaient rien. Je crois qu’on a tous la responsabilité de se demander comment on peut contribuer à pacifier nos relations, en s’écoutant plutôt qu’en se montrant du doigt. »

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