Un ministre dans la tempête


Debout devant une trentaine d’élèves de 4e secondaire, dans une classe sans fenêtres de l’école Édouard-Montpetit, dans l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal, le ministre Jean-François Roberge répond avec enthousiasme aux nombreuses questions en ce vendredi avant-midi glacial de la mi-février. Les jeunes, masqués, assis à leur bureau, sont visiblement heureux de délaisser la matière du jour — le texte argumentatif — afin d’aborder l’annulation des examens ministériels cette année, les consignes sanitaires à l’école ou l’enseignement à distance un jour sur deux, une formule que la moitié de la classe semble détester, et l’autre, davantage apprécier.

C’est seulement la troisième fois dans la dernière année que le ministre de l’Éducation met les pieds dans une école pour y discuter avec les jeunes et la direction, lui qui avait pris l’habitude de se livrer à un tel exercice toutes les deux semaines avant la pandémie. « J’ai respecté les consignes », explique-t-il quelques minutes plus tard, assis au bout d’une table dans un petit local beige mis à notre disposition par la direction pour l’entrevue. « C’est exceptionnel que je me présente dans une école. Je le fais par respect pour les élèves, mais également pour les parents, qui ne peuvent pas venir à l’école de leurs enfants. »

Jean-François Roberge a dû trouver une autre façon de rester en contact avec l’immense réseau de l’éducation, multipliant les visioconférences avec les fédérations de parents, les associations de directions d’école, les syndicats, l’association des cadres, les ordres professionnels… « J’ai aussi parlé à des dizaines de profs, parce que j’en ai beaucoup dans mon entourage, étant moi-même enseignant », souligne-t-il.

C’est avec eux, à distance, qu’il a vécu une année complètement folle, qu’il compare à des montagnes russes. « Il y a tellement de choses en temps de pandémie sur lesquelles le ministre n’a aucun pouvoir. La montée, la descente, la vitesse, tu ne commandes rien ! On m’a assis dans le wagon et on a dit : “Vas-y !” »

Après le système de santé, le réseau de l’éducation a été le secteur le plus touché par la pandémie de COVID-19, avec la fermeture des écoles au printemps, l’incertitude entourant leur réouverture, l’éprouvant passage à l’enseignement à distance… Les conditions de travail des enseignants en ont souffert, tout comme l’apprentissage des enfants. S’ajoutent les problèmes de santé mentale, de décrochage scolaire, l’épuisement des professeurs, etc. Une « tempête parfaite ».

L’analogie est d’ailleurs utilisée par le ministre Roberge, qui est bien conscient que les difficultés accumulées pendant la pandémie ne disparaîtront pas avec la généralisation de la vaccination. « La pandémie, c’est une tempête de neige, affirme-t-il. Quand il arrête de neiger, le travail commence. Tu peux pelleter pendant la tempête, c’est ce qu’on fait, mais il va falloir quand même pelleter à la fin. Un jour, le printemps va arriver, mais on n’en est pas là du tout. »

L’actualité s’est entretenu avec Jean-François Roberge sur l’année qui vient de s’écouler et sur les nombreux défis qui l’attendent pour garder le réseau à flot.

On a l’impression de faire une entrevue avec un ministre en eau trouble. Des syndicats réclament votre départ, il y a une menace de grève des enseignants, les parents ne comprennent pas ce qui se passe avec la ventilation dans les classes… Même le premier ministre Legault a été obligé de vous redonner son appui publiquement. Pourquoi ça brasse autant ?

Ça ne peut pas être autrement. Le poste de ministre de l’Éducation en est déjà un à haut risque. Après 12 mois de pandémie et 14 mois de négociations [des conventions collectives], ce serait anormal qu’il n’y ait pas de tensions. Je ne minimise pas la situation, mais il faut la remettre en perspective.

Des enseignants ont des mots durs à votre endroit sur les réseaux sociaux. Avez-vous le sentiment qu’on vous en demande plus parce que vous êtes de la profession ?

Les enseignants vivent une période très difficile. C’est un métier stimulant, mais exigeant. Ça vient te chercher aux tripes. La pandémie a exacerbé la fatigue et la frustration. Ça prend un bouc émissaire, et le ministre, c’est la figure connue. Parfois, ça m’affecte. Il y a de réels cris du cœur de certains enseignants. Ça m’arrive de leur répondre personnellement, de lancer des échanges et de finir avec des rencontres sur Teams ou sur Zoom avec eux pour mieux comprendre. Je l’ai fait à une quinzaine de reprises.

Comment vivez-vous avec la controverse ?

Assez bien. Je suis très dur envers moi-même. Je me pose des questions tout le temps, peu importe que les critiques viennent des partis d’opposition ou d’ailleurs. Quand il y a une critique, je me demande si j’aurais pu faire autrement. Si oui, on s’ajuste. Parfois, la réponse est non, et il faut continuer d’avancer. Je suis quelqu’un qui aime regarder en avant.

Vous faites face à un trio efficace sur les banquettes de l’opposition, avec Marwah Rizqy (PLQ), Véronique Hivon (PQ) et Christine Labrie (QS). C’est comment de les affronter jour après jour ?

C’est normal d’avoir un bon trio d’opposition en éducation. C’est une priorité pour tout le monde. Reculez de quelques années, quand Sébastien Proulx était ministre [libéral]. Il faisait face à Alexandre Cloutier, Gabriel Nadeau-Dubois et moi. Ce n’était pas un mauvais trio non plus ! [Rire] Maintenant que je suis ministre, il y a devant moi trois femmes brillantes, qui se concertent parfois, et je trouve ça normal.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile au cours de la dernière année ?

Accepter, en mars 2020, que je sois le ministre de l’Éducation qui ferme les écoles. Je suis un passionné d’éducation, un enseignant, on me confie le rôle de construire de belles écoles, de lutter contre le décrochage, de combattre les difficultés d’apprentissage, et là, d’un coup, je dois fermer les écoles. Le choc a été immense.

Certains disent que les écoles sont des vecteurs de transmission de la maladie et qu’on devrait les fermer plus souvent, comme l’Ontario l’a fait à quelques reprises. Vous en pensez quoi ?

S’il y a une chose dont je ne doute pas, c’est qu’il faut garder les écoles ouvertes le plus possible. On a rouvert les écoles avant tout le reste du Canada le printemps dernier, et c’était la bonne décision. Il y a plus de gains que d’inconvénients. On a rouvert nos écoles avant l’Ontario en janvier, et c’est une fierté ! Quand on ferme une école, on ne ferme pas seulement un lieu d’apprentissage, mais aussi un endroit de socialisation, un lieu bienveillant. Les écoles sont des filets de sécurité pour les jeunes… La DPJ reçoit moins de signalements quand elles sont fermées, ce qui veut dire qu’il y a de la maltraitance qui passe sous le radar. C’est grave. Il y a des enjeux avec la COVID-19, mais l’école, ce n’est pas juste le français, les maths et l’anglais.

Qu’est-ce que le réseau scolaire a fait de bon dans les 12 derniers mois ?

On n’a pas seulement géré la pandémie. On a terminé la transformation des commissions scolaires en centres de services, on a mis en place la nouvelle gouvernance et les nouveaux conseils d’administration, et ça fonctionne. On a fini d’écrire le programme du préscolaire, pour les maternelles quatre ans et cinq ans. On poursuit les travaux sur la réforme du cours d’éthique et de culture religieuse. On va bientôt dévoiler le nouveau cours, qui va contenir de l’éducation à la citoyenneté et aux cultures. On a lancé des chantiers pour de belles écoles et un programme novateur de tutorat. Oui, la santé a été la priorité, mais on a continué d’avancer malgré tout.

Quel est votre moins bon coup ?

Au moment où on a fermé les écoles, le 13 mars 2020, on pensait que c’était pour deux semaines. Je savais qu’on n’était pas équipés pour enseigner à distance. Pour éviter de mettre sur le réseau une pression qu’il ne pouvait pas prendre, j’ai dit que ce serait deux semaines de vacances. C’était une erreur. Je n’aurais pas dû dire ça. Même lorsqu’on a été capables de faire l’école à distance, il y avait toujours quelqu’un pour répéter : « Le ministre a parlé de vacances. » Certains, en toute bonne foi, ont mal compris le message, et d’autres, en toute mauvaise foi, l’ont utilisé à mauvais escient.

Les écoles privées ont basculé très rapidement vers l’enseignement à distance, alors que dans le réseau public, ç’a été plus difficile. Est-ce que ça vous a surpris ?

Ça m’a choqué ! Il y avait beaucoup de disparité entre le public et le privé, mais aussi entre les écoles publiques. Certaines ont bien réagi, et d’autres, pas du tout. C’était déplorable et frustrant, mais on était incapables d’équiper ces écoles-là et de former les profs [rapidement].  On s’est alors dit qu’il ne fallait pas rater notre coup pour septembre 2020. Et on a réussi. Au moment où on se parle, le public n’a rien à envier au privé. On a fait passer le nombre d’ordinateurs disponibles de 90 000 à 300 000. Les professeurs ont été formés pour les utiliser, les élèves aussi. On est allés aussi vite que possible sans laisser tomber personne.

Comment se fait-il qu’en janvier dernier, quand il a été question de garder les classes fermées quelques semaines, des directions d’école disaient ne pas avoir assez de matériel pour tous les élèves ?

C’est vrai, il y a une nuance. On n’a pas manqué d’ordinateurs de tout l’automne, parce qu’on était capables de concentrer nos outils dans les classes qui devaient basculer vers l’école à distance. On recevait des commandes chaque semaine. Le 17 décembre, quand toutes les classes du Québec ont fermé, il nous manquait encore environ 30 000 ordinateurs. On ne pouvait pas fournir des ordinateurs à tous les élèves du primaire. On a été en mesure de le faire à partir de la deuxième semaine de janvier. À l’heure actuelle, c’est réglé. Mais il faut aussi être réaliste : entre la maternelle et la 3e année du primaire, même avec un ordinateur, l’enseignement à distance a ses limites.

On entend souvent dire que l’Ontario a enseigné à distance plus rapidement et efficacement, et que là-bas tout le monde a eu accès à des ordinateurs…

C’est faux ! J’ai validé plusieurs fois avec mon homologue ontarien de l’Éducation [Stephen Lecce]. L’Ontario s’est viré de bord vite pour offrir l’enseignement à distance au printemps, mais seulement dans les cas où les parents pouvaient fournir des ordinateurs ! Pour ceux qui n’en avaient pas, tant pis ! Au Québec, on s’est dit que l’État devrait fournir les outils si on offrait le service. Selon le ministère de l’Éducation de l’Ontario, il y a encore 50 % des élèves qui sont mal équipés pour suivre des cours à la maison. Là-bas, 30 % des jeunes ne sont pas allés à l’école depuis un an. Imaginez, quand on va sortir de la pandémie, l’écart entre l’Ontario et le Québec par rapport au retard scolaire accumulé. Ce sera énorme. On n’a rien à envier à l’Ontario.

Ce que vous annoncez ne se concrétise pas toujours. Par exemple, les spécialistes (orthopédagogues, psychoéducateurs, etc.) n’ont pas été entièrement délestés du travail de paperasse en septembre, comme vous l’aviez demandé… Qu’est-ce qui empêche parfois vos directives de devenir réalité ?

Ça ne s’est pas fait aussi vite que prévu, c’est vrai. La machine est lourde. Parfois, je dois la bousculer. Dans certains centres de services, on n’était pas prêts à ça. Certaines écoles tenaient à leurs formulaires. Le réseau n’était pas prêt à changer aussi vite que je l’aurais voulu. J’ai renvoyé des directives, mobilisé mon équipe, parce qu’il n’était pas question de laisser tomber l’objectif de diminuer la paperasse.

Les résultats du seul bulletin depuis le début de l’année scolaire montrent une hausse des taux d’échec, particulièrement en mathématiques et en français au secondaire. Une hausse modérée, mais une hausse quand même. Est-ce que ça vous inquiète ?

Assurément, parce que la photo est imparfaite. On compare des taux de réussite avec des exigences différentes d’une année à l’autre. Ce sont des bémols importants. N’empêche, le portrait est sombre, alors qu’il aurait pu être carrément noir. Certains annonçaient des taux d’échec possibles de 30 % ou de 50 %. Or, globalement, sauf en maths de 3e et de 4e secondaire, on a des taux de réussite semblables à ceux de l’année dernière. Il y a du rattrapage à effectuer, il faudra investir beaucoup d’énergie et ça va prendre plus d’un an, mais on peut dire sans se tromper que ce que les parents ont fait à la maison, et les profs à l’école, a fonctionné. Merci aux familles et aux équipes-écoles.

Comment va-t-on rattraper ce retard dans les apprentissages ?

Il suffit d’aller un peu plus vite que d’habitude pour graduellement rattraper le retard. On ne peut pas simplement dire qu’on va mettre 100 millions de dollars et régler ça d’un coup d’ici juin ! Les élèves ne sont pas des clés USB, on ne peut pas juste augmenter la vitesse de téléchargement ! Il faut s’accorder du temps, fournir plus de ressources et laisser les écoles les répartir correctement. Je fais confiance aux parents et aux écoles pour déterminer qui en a besoin et comment en disposer. Chaque semaine, davantage d’élèves reçoivent du tutorat. C’est une mesure phare qui va continuer au moins jusqu’en juin 2022. On double aussi les services d’Alloprof jusqu’en juin 2022. D’autres mesures vont suivre cet été et en septembre prochain. La tâche de rattraper le retard ne retombera pas seulement sur les épaules des enseignants.

Avez-vous peur que le décrochage scolaire augmente ?

Absolument. On avait déjà un problème de décrochage avant la pandémie, alors c’est certain que la fermeture des classes et des écoles va avoir une incidence. Il va falloir mettre des efforts. On va nouer des partenariats avec des organismes communautaires dans les endroits où les jeunes se tiennent, comme les maisons des jeunes, pour les raccrocher.

Les observations préliminaires montrent que la santé mentale des enfants est affectée, comme celle de la population en général. Est-ce que l’école peut y faire quelque chose ?

C’est certain ! On intervient pour sensibiliser les jeunes, pour qu’ils détectent leurs sentiments : est-ce qu’ils se sentent tristes ou déprimés ? On leur demande de regarder comment vont leurs amis. L’école est un milieu bienveillant. Il y a des ressources dans le réseau scolaire. On a conclu un partenariat avec Tel-jeunes, qui ajoute des ressources d’aide, va créer une application mobile plus accessible pour les jeunes et mettre en place un nouveau mécanisme de référencement. Un prof pourra demander directement à Tel-jeunes de communiquer avec un enfant.

Est-ce que vous avez pris la question de la ventilation des classes à la légère ? Pourquoi ne pas avoir pensé à des solutions durant l’été ?

On n’a pas pris ça à la légère. Il y avait des rapports de l’Institut national de santé publique [INSPQ] en juillet et en août. On a envoyé les directives aux écoles pendant les vacances, des semaines avant que les administrateurs reviennent au travail. Ça disait ce qu’on devait faire et quelles étaient les balises de l’INSPQ. La marche à suivre était claire. J’ai demandé aux centres de services que l’entretien de la ventilation soit effectué, qu’on change les filtres partout, et ainsi de suite.

Alors, pourquoi avoir réalisé les tests de CO2 aussi tard qu’à l’automne, et dévoilé un rapport en janvier seulement ?

On a fait tout ce qu’il fallait pour respecter les règles de l’INSPQ. Je savais que le réseau était correct. Malgré tout, des parents et des enseignants se sont inquiétés. On a donc procédé à des tests, qui ont été rassurants, sauf pour quelques classes problématiques. On s’en occupe. Mais globalement, les résultats allaient dans le sens attendu.

Bien des parents et des professeurs ne comprennent pas pourquoi le ministère semble mettre des bâtons dans les roues des enseignants qui souhaitent installer des purificateurs d’air dans leurs classes. Pourquoi les en empêcher ?

Ce n’est pas interdit. Je n’ai jamais envoyé de directive pour les en empêcher et je n’ai pas demandé de retirer ceux qui étaient déjà là. Mais il faut suivre les recommandations de la santé publique, qui dit que ce n’est pas une bonne idée d’en installer. Si on en veut absolument un, il faut communiquer avec un expert pour l’installer correctement, et cet expert n’est pas celui qui vend les purificateurs ! Ça prend un membre d’un ordre professionnel qui n’a pas d’intérêts dans l’installation de la machine. 

La pandémie a exacerbé des problèmes qui traînent depuis longtemps, particulièrement la pénurie d’enseignants et la vétusté des écoles. Est-ce que cela change vos priorités d’ici les prochaines élections ? Les maternelles quatre ans sont-elles encore au haut de la liste ?

Les priorités sont toujours là. Les maternelles quatre ans, c’est un moyen pour faire de l’intervention précoce et prévenir des difficultés d’apprentissage. Ouvrir des classes, avoir un programme, ça demeure important. Rénover des écoles, les agrandir, c’est encore important. Lutter contre le décrochage en ajoutant des ressources et en ouvrant des classes d’adaptation, il faut continuer de le faire. Un enjeu dont les gens parlaient moins lors de la campagne de 2018, c’est la pénurie de personnel. On savait que c’était là, mais depuis deux ans, c’est criant. C’est plus au sommet des priorités qu’avant.

Les professeurs attendent toujours de meilleures conditions de travail. La plateforme de recrutement Je réponds présent, pour ramener des retraités dans les écoles, semble avoir été moins populaire que prévu. Le ministère cherche à embaucher des enseignants et des intervenants spécialisés, mais il peine à en attirer. On fait quoi pour combler la pénurie dans le réseau ?

C’est inexact. Ç’a fonctionné. Dans le cas des enseignants retraités, j’avais fixé la cible à 800 personnes et, au moment où on se parle, on a passé la barre des 750. On va franchir les 800 d’ici peu. Pour les spécialistes, on dépasse nos objectifs. L’an dernier, on visait l’embauche de 650 personnes, et les partis d’opposition nous disaient que c’était impossible. On en a ajouté 710 finalement ! Il y a toujours ce discours défaitiste, mais j’aime faire mentir ceux qui pensent que ça ne marchera jamais !

Quand saurons-nous à quoi va ressembler la rentrée de septembre 2021 ?

Bientôt. Le réseau a besoin de prévisibilité, ce qu’on n’a pas été en mesure de donner l’année dernière. Je suis en discussion pour déterminer quelle formule d’aide on va déployer pendant l’été, et ensuite il sera question de la rentrée de septembre.

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