Le temps volé | L’actualité


Je parlais avec ma sœur l’autre fois de nos parents qui vieillissent. Les yeux pleins d’eau, je parlais de notre père que j’aime tant. De sa bouille sur FaceTime, avec ses cheveux couettés quand il vient d’enlever sa tuque. Je parlais du bonheur que c’est d’avoir ces parents-là. Ma sœur me disait comment, ces temps-ci, elle ne tient pas pour acquis le fait de pouvoir leur créer de nouveaux souvenirs.

«Tu sais, quand on a fait la Place des Arts, on leur a créé des souvenirs. J’aimerais voyager avec eux maintenant, vivre des moments. Versez les souvenirs. »Voyager. Ça sera pas simple, là, voyager. Bon, vous allez me dire que c’est pas si simple que ça non plus de se trouver une sœur pianiste qui remplit la Place des Arts et de venir au rappel chanter bonne fête à sa mère en chœur avec le public. Ça prend quand même quelques efforts au préalable.

Toujours est-il qu’en écoutant ma sœur et en discutant de l’impossibilité de voir nos parents, je comprenais le temps que cette pandémie nous vole. Le temps passe. La vie, son rythme, la normalité, tout ça et bien plus encore ont beau être en suspens, le temps, lui, ne l’est pas. Ce temps, nous ne le récupérerons pas. On peut bien se projeter dans «l’après», répéter à tout bout de champ «quand la pandémie sera finie», le temps ne reviendra pas. Ces jours se seront écoulés.

Ma mère me dit qu’elle regarde une photo de ma fille que je lui ai envoyée récemment. Elle la fixe et ça lui rappelle ce moment. «J’ai lavé mes cheveux. Prends une photo et envoie-la à mamie. »Ma fille de six ans et sa jolie frimousse heureuse avec les cheveux mouillés tout bien coiffés par en arrière. Elle tient ses petites mains devant son bedon en arborant fièrement un pyjama de La reine des neiges. Panoplie complète, donc. Elle est fière et stoïque comme un monsieur coiffé d’un haut-de-forme l’aurait été s’il s’était fait photographier au XIXe siècle. «Je ne peux pas trop la regarder», me dit ma mère.

Elle ne peut pas trop regarder la photo, parce que ma fille lui manque trop. C’est douloureux d’être privé ainsi que des gens qu’on aime. Je regarde Navalny, l’opposant russe, partir en prison pour deux ans et esquisser à sa femme un cœur sur la baie vitrée de la salle d’audience. Cette femme qui voyait son homme s’en aller en prison pour aucune raison valable. Je ressentais le besoin de me rappeler que ça, je ne le vis pas. Mon homme n’a pas été arrêté pour des raisons arbitraires. Il est dans le salon en train de s’entraîner entre deux réunions Zoom où il parle trop fort (bienvenue à la vie de couple en 2021). Il reste des personnes qu’on aime dans notre bulle si on est chanceux, on en a encore quelques-unes sous la main. Mais je sens mon déni de ceux dont je m’ennuie. Je sens que c’est un effort de faire abstraction de cette douleur, de la mettre de côté pour que le reste demeure vivable.

Mes parents me manquent, mes amis me manquent. Le beau dans tout ça, c’est que plus rien ne sera désormais tenu pour acquis. La richesse que c’est de se voir, d’aller au resto, d’avoir de bonnes conversations, de rire, d’avoir des contacts, de partager des moments, tout ça, nous saurons à quel point c’est magique et précieux. Nous devrons savourer en double le temps qui reste, ça sera notre nouvelle mission de compenser le temps que cette pandémie nous aura volé.



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