Le poison dans les veines de la France


La France n’a pas l’impression d’entrer dans une période de turbulences politiques. On a à peine l’impression de vivre une élection importante. Loin des gros titres – la désintégration des vieux partis du centre, la renaissance de Jean-Luc Mélenchon, la performance molle d’Éric Zemmour -, il y a un sentiment d’apathie généralisé.

C’était l’ambiance dans les rues de Paris le soir du premier tour. Le Trocadéro, surplombant la tour Eiffel, n’était pas occupé par des militants politiques enthousiastes mais par des fêtards fatigués qui ont laissé le bâtiment jonché de bris de verre. Les seuls détritus de l’élection étaient un énorme « Zemmort 2022 »(une contraction de Zemmour et le mot français pour la mort) et le dépliant de campagne piétiné occasionnel.

Même la présence de Le Pen dans le second tour n’a pas inquiété les locaux, un contraste frappant avec 2002, lorsque le père de Marine, Jean-Marie, a fait le second tour et a poussé la jeunesse française à organiser des manifestations de masse contre le menace d’une présidence d’extrême droite. C’est la véritable histoire des élections de 2022 jusqu’à présent. Nous assistons à une campagne fantôme.

Autre exemple frappant du désintérêt exceptionnel pour la campagne de cette année : TF1, la plus ancienne et la plus populaire des chaînes de télévision françaises, a décidé de diffuser l’hilarant film médiéval sur le voyage dans le temps. Les Visiteurs à 22 heures, deux heures seulement après l’annonce des résultats officiels. C’était la première que la chaîne ait jamais coupée de son débriefing électoral.

L’impression d’apathie est étayée empiriquement. Parmi les citoyens inscrits, 26% se sont abstenus, le nombre le plus élevé depuis 2002. 68% ont trouvé l’élection « sans intérêt », selon l’institut de sondage Ipsos. Un mois avant le premier tour, la « fatigue » était l’émotion la plus forte associée à l’élection.

Loin des provocations verbales de Zemmour, les programmes électoraux cette année étaient uniformément fades. Même la campagne relativement terne de 2017 a nourri des idées radicales comme le revenu universel, d’énormes réductions des dépenses du secteur public et une sortie potentielle de la France de l’UE. Les rassemblements à grande échelle, rites de passage normalement indispensables pour les candidats à la présidentielle, ont été quasiment absents ces dernières semaines.

L’élection a également beaucoup souffert de l’absence de son principal candidat, le président Macron. Le président sortant a annoncé sa campagne à peine quatre semaines avant le vote et a organisé un grand rassemblement avant le second tour. Il a refusé de se présenter à l’un des débats avec les autres candidats, en grande partie parce qu’il ne voulait pas être réduit à leur niveau à un moment où la guerre en Ukraine lui a conféré une stature internationale. Sa plate-forme était délibérément modeste. Il s’est concentré sur l’attribut le plus fort de Macron : son expérience.

Ce manque d’intérêt du public pour l’élection – et avec lui, l’absence de tout débat sérieux sur l’avenir du pays – pèsera lourdement sur la santé de la République française. Plus que dans tout autre pays européen, le président français dispose d’un immense pouvoir exécutif. Il peut renvoyer son Premier ministre à volonté et convoquer des élections législatives anticipées sans pratiquement aucune restriction. Et contrairement à son homologue américain, il ne peut pas être destitué.

La psyché française est peut-être encore plus importante que le paysage institutionnel français. Malgré toute la mythologie autour de la France décapitant son roi, les Français n’ont jamais complètement rompu avec leur long passé monarchique. De Gaulle, lorsqu’il a fondé la Cinquième République, a clairement indiqué qu’il construisait une « synthèse » entre les traditions monarchique et républicaine de la France, une synthèse qui donnerait au président un pouvoir considérable.

Macron a souvent utilisé le symbolisme de la monarchie à des fins politiques. En 2017, quelques semaines après son élection, il a accueilli Vladimir Poutine au château de Versailles, et deux fois au cours de son mandat, il a utilisé son droit constitutionnel de prononcer un discours à Versailles devant le Congrès dans une tentative apparente de développer une version française des États-Unis. ‘ Discours sur l’état de l’Union. Avant de devenir président, il disait de la politique française qu’« il nous manque un roi ».

L’élection présidentielle française a remplacé la cérémonie du sacre comme centre symbolique de la politique française. Cela signifie toutefois que le présidentielles doit être un moment de catharsis démocratique. Voici l’occasion pour l’électorat français de se débattre avec toutes ses frustrations et ses envies. Les débats et les conflits politiques atteignent de nouveaux sommets, les familles et les amis pèsent sur les différentes promesses de campagne et les esprits s’emballent parfois. Tous les sujets doivent être sur la table car une fois le navire présidentiel appareillé, les partis d’opposition disposent de peu de moyens institutionnels pour piloter les politiques publiques.

Rien de tout cela ne se produit en 2022. Et l’absence de cette catharsis rituelle aura de profondes répercussions. Le prochain président n’aura pas de mandat fort pour mettre en œuvre sa vision. Macron a annoncé mezza voix qu’il augmenterait l’âge légal de la retraite de 62 à 65 ans, mais il a fait peu de démarches dans sa campagne pour embarquer les Français dans cette politique. Compte tenu de la longue tradition de grèves en France et de l’incapacité de Macron à faire adopter une réforme des retraites plus douce lors de son premier mandat, cette réforme pourrait bien être de la dynamite politique.

La campagne 2017 a également été décevante, quoique dans une moindre mesure. À ses derniers stades, il a été largement détourné par les scandales financiers du candidat de centre-droit François Fillon, qui ont écarté le débat de fond sur d’autres questions. Il est frappant de constater que dans un pays récemment secoué par une série d’attentats djihadistes très médiatisés, les questions de l’islam politique et de ce qui sera plus tard appelé le « séparatisme » étaient largement secondaires, tout comme la question du changement climatique.

Du coup, la France a fini par élire un président, Macron, qu’elle ne connaissait pas vraiment. Cela est revenu hanter Macron, qui a rapidement découvert qu’il lui manquait un mandat pour une grande partie de son programme de gouvernement. Sur les questions d’islam et d’identité, par exemple, Macron a mené une campagne en 2017 qui a embrassé le multiculturalisme traditionnel du centre-gauche. Il a félicité la chancelière allemande Angela Merkel pour avoir accueilli plus d’un million de réfugiés en 2015 et a provoqué de nombreux conservateurs en déclarant qu’il n’y avait « pas de culture française, il y a une culture en France et elle est diverse ». Au lendemain du Brexit et de Trump, il a été annoncé par les médias internationaux libéraux comme le nouveau champion internationaliste pour tuer les dragons populistes.

Cette position très néo-travailliste sur l’identité n’a pas tenu. Dans un mélange de triangulation tactique et de réelle préoccupation pour l’unité de la France, Macron, une fois au pouvoir, a brusquement viré à droite sur l’immigration et l’identité. Il a accordé une interview de 12 pages au magazine résolument de droite Valeurs Actuelles dans lequel il faisait écho à nombre de ses inquiétudes sur l’immigration, et son ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, un ancien allié de Nicolas Sarkozy, a même qualifié Le Pen de « molle » lorsqu’elle a soutenu que le djihadisme n’avait rien à voir avec l’islam. Beaucoup de ses partisans de gauche au Parlement l’ont abandonné en réponse à cette volte-face.

Mais c’est la question de l’écologie qui a conduit au premier véritable revers de Macron en novembre 2018. Des Français ruraux de plus en plus rancuniers, qui se sentaient condescendus par un président qui accumulait une série de gaffes insensibles (dont dire à quelqu’un de « traverser la route pour trouver un emploi »), s’est finalement révolté lorsque Macron a accepté une taxe verte programmée sur le gazole. Des milliers de Gilets Jaunes se sont soulevés à travers le pays, ont occupé les ronds-points et se sont dirigés vers Paris pour manifester leur profond mécontentement.

Macron a indéniablement payé 40 ans de désintérêt gouvernemental pour ce que Christophe Guilluy a appelé la « France périphérique », mais il a aussi souffert du manque de débat cathartique sur sa politique, y compris ses promesses vertes. Bien que l’État français ait finalement réussi à réprimer les émeutes et les manifestations, le Gilets Jaunes représentait une explosion de colère révolutionnaire contre le système. Privés d’un véritable débat sur l’orientation de leur pays, de nombreux citoyens ordinaires ont estimé que descendre dans la rue était leur seule option.

Ainsi, alors que dans les prochains jours tous les yeux seront rivés sur les risques réels, bien qu’encore un peu hypothétiques, d’une présidence Le Pen, le véritable poison de la démocratie française pourrait déjà être dans ses veines. En 2017, le sondeur Brice Teinturier publiait le prophétique «Plus Rien à faire, Plus rien à foutre» (ça s’en fout, on s’en fout), dans lequel il démontre que 40 % des citoyens français sont déçus de la politique française, 13 % en colère, 20 % dégoûtés, 9 % indifférents. Seuls 18% ont exprimé des émotions positives. Teinturier a même laissé entendre que la colère pourrait être préférable à l’apathie, car les citoyens en colère veulent toujours croire en une cause. Les citoyens apathiques ont abandonné.

En supposant que Macron soit effectivement réélu, la république monarchique française lui donnera tout le pouvoir dont il a besoin pour faire passer son programme dans les institutions du pays. Mais, après l’expérience de son premier mandat, nous devrions tous nous inquiéter du fait que la République française paiera cher la campagne fantôme de cette année.



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