Une nouvelle Europe émerge de la tragédie de l’Ukraine


L’écrivain est directeur éditorial et chroniqueur au Monde

Qui aurait pensé il y a seulement un mois que l’UE, une organisation si lourde que la Grande-Bretagne a choisi de partir, serait considérée comme le refuge ultime par des nations en quête désespérée de sécurité ?

Moins d’une semaine après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le gouvernement ukrainien, suivi de ceux de la Moldavie et de la Géorgie, a demandé d’urgence à rejoindre l’OTAN et l’UE, cherchant une procédure d’entrée accélérée qui n’existe pas. La France – membre fondateur de l’UE et notoirement réticente à l’élargissement – convient désormais qu’il faut trouver un moyen, comme l’a dit un responsable de l’Elysée la semaine dernière, « d’ancrer en Europe » les pays les plus exposés à la menace russe. Cela signifie la Moldavie, la Géorgie et aussi les Balkans occidentaux, où l’influence de Moscou s’est accrue.

Interrogée il y a une semaine sur la demande d’adhésion de Kiev à l’UE, Ursula von der Leyen a spontanément répondu que les Ukrainiens « nous appartiennent ». Les responsables allemands et français peuvent penser que la présidente de la Commission européenne s’est laissée emporter, mais elle reflétait un nouveau sens des responsabilités parmi ses concitoyens européens. Quelle que soit la fin de cette guerre, l’Europe s’est déjà profondément transformée.

Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’UE, a déclaré que l’Europe « se forgera dans les crises ». Il est à nouveau prouvé qu’il avait raison. Il a fallu la pandémie de Covid pour que l’UE fasse le pas de géant en finançant un énorme plan de relance avec une dette commune. Aujourd’hui, une guerre sur le continent a poussé l’UE à décider, le temps d’un week-end, de financer des livraisons d’armes par les États membres à un pays extérieur à l’Union, transformant ainsi une organisation économique et politique en fournisseur de sécurité. Le chancelier Olaf Scholz, alors ministre allemand des Finances, a appelé le fonds de relance de l’UE, convenu en mai 2020, « un moment hamiltonien » pour l’Europe, en référence à la mutualisation par Alexander Hamilton de la dette de guerre américaine à la fin du XVIIIe siècle. Nous pourrions bien vivre un deuxième moment de ce genre plus tard cette semaine, lorsque les 27 chefs d’État et de gouvernement se réuniront à Versailles pour discuter de nouveaux outils communs pour protéger leurs citoyens de la guerre et des menaces futures.

Le président français Emmanuel Macron, dont le pays assure actuellement la présidence tournante de l’UE, considère ce changement comme une validation de sa croisade pour la souveraineté stratégique. Il saisira sans doute l’opportunité de pousser plus loin cet agenda, notamment dans la défense et l’énergie. Son rôle d’homme d’Etat dans cette crise augmentera également ses chances d’être réélu le mois prochain. Il a maintenant un allié puissant en Allemagne, qui, grâce à Vladimir Poutine, a accompli sa propre révolution tardive. Du jour au lendemain, l’Allemagne a rompu avec 30 ans de complaisance envers la Russie post-soviétique. Il a suspendu le gazoduc Nord Stream 2, envoie du matériel militaire en Ukraine et créera un fonds de 100 milliards d’euros pour les investissements dans la défense.

Au cours des derniers jours, Scholz et Macron ont parlé d' »une nouvelle ère » pour l’Europe. Alors que les tabous tombaient à Bruxelles et à Berlin, Helsinki et Stockholm ont également connu leurs moments décisifs, les sondages indiquant des majorités en faveur de l’adhésion à l’OTAN. Dans cette nouvelle ère, les anciens pays communistes tels que la Pologne, les États baltes et la Roumanie – qui ont rejoint l’UE au XXIe siècle mais sont désormais en première ligne de la guerre – auront plus de poids politique au sein de l’UE. En retour, ces pays, qui étaient auparavant plus tournés vers l’Otan, devraient désormais porter leur attention sur le renforcement de l’UE.

Pendant ce temps, les dirigeants européens devront également se poser des questions difficiles. Comment ont-ils pu si mal interpréter les intentions de Poutine ? Pourquoi se sont-ils satisfaits d’un accord de cessez-le-feu négocié à la hâte par le président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, lorsque la Russie a envahi la Géorgie en 2008, puis n’ont-ils jamais tenu Moscou pour responsable d’avoir enfreint ses termes ? Pourquoi n’ont-ils pas réagi avec plus de force lorsque la Russie a annexé la Crimée en 2014, est intervenue dans le Donbass et a fourni le missile qui a abattu un avion de Malaysia Airlines ?

Ensuite, il y a d’autres oublis : Angela Merkel résiste obstinément à la pression de ses pairs européens et américains pour abandonner Nord Stream 2 ; Macron supposant qu’il pourrait persuader le président russe de négocier un nouvel ordre de sécurité européen ; les Européens continentaux ont rejeté les avertissements des services de renseignement américains et britanniques sur les préparatifs de la Russie pour l’invasion de l’Ukraine comme étant trop alarmistes.

Était-ce du déni ? Était-ce l’apaisement, cette maladie européenne du XXe siècle ? Était-ce un faux sentiment de sécurité ? Était-ce une pure incrédulité, parce que nous avions construit l’UE précisément pour garantir qu’une guerre à grande échelle ne reviendrait jamais sur notre continent ? L’introspection n’a pas encore commencé sérieusement. Mais, alors qu’une nouvelle Europe émerge de la tragédie de l’Ukraine, il faudra répondre à ces questions.

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