une exposition qui rend leur place aux femmes dans l’histoire de l’art abstrait


Dans une grande exposition passionnante et pleine de découvertes, le Centre Pompidou fait une relecture de l’histoire de l’abstraction, des origines aux années 1980, à la lumière des artistes femmes, souvent absentes ou effacées de ce grand pan de l’art moderne et contemporain. A travers 500 œuvres d’une centaine d’artistes, elle leur y redonne une place en l’élargissant notamment à la danse et aux arts décoratifs (jusqu’au 23 août 2021).

Le parcours de « Elles font l’abstraction » est à peu près chronologique, depuis les origines d’un art abstrait dans la deuxième moitié du XIXe siècle, mais pas totalement linéaire : on se promène dans de petites pièces entre lesquelles on circule librement, ce qui donne une impression de grand foisonnement.

Georgiana Houghton, "Album d'art de l'esprit", 1866-84   (Image avec l'aimable autorisation du College of Psychic Studies, Londres)

« Pour expliquer le processus d’invisibilisation des artistes femmes, il me parait important de montrer comment l’histoire de l’art a été faite majoritairement par des hommes, avec l’idée que les artistes s’emboitent les uns dans les autres, comme si chacun devait être l’héritier de quelque chose, avec une idée d’arbre. Et dans cet arbre, il n’y a pas de femmes », remarque Christine Macel, la commissaire de l’exposition.

Les femmes sont absentes, jusqu’à une période très récente, des histoires de l’abstraction, remarque la commissaire. Ou, dès le début, elles ont été très actives. Une galerie de portraits photographiques de femmes artistes nous accueille dans l’exposition : « L’invisibilisation peut être rendue évidente par le fait qu’on reconnaît très peu de visages de ces artistes par rapport au grand mythe de l’artiste, Picasso, Giacometti, Pollock, qui ont été au contraire surreprésentés », fait remarquer Christine Macel.

Hilma Af Klint,  "Le Cygne, n°16, Groupe IX/SUW", 1915   (Courtoisie de la Fondation Hilma af Klint Photo : Moderna Museet, Stockholm)

L’art abstrait n’est pas forcément « totalement coupé du réel ou de l’idée de la représentation », souligne-t-elle. Et, pour elle, la recherche spirituelle est une des sources de l’abstraction. Elle a choisi de démarrer l’histoire de l’abstraction au féminin avec une artiste britannique, Georgina Houghton, entrée en spiritisme à la mort de sa sœur. Elle réalise dans les années 1860 d’incroyables dessins à la gouache et à l’aquarelle qui représentent des messages des esprits. Quand elle les expose à Londres dans une galerie, elle n’a aucun succès et tombe dans l’oubli. Georgina Houghton n’a été redécouverte qu’en 2015.

Dans la même veine, plus tard, il y aura la suédoise Hilma af Klint, qui peint des œuvres abstraites pleines de symboles à partir de 1906 et dit recevoir des « commandes » d’êtres supérieurs. Ou la Britannique Olga Fröbe-Kapteyn, retirée en Suisse, qui réalise des tableaux méditatifs dans les années 1920.

Giannina Censi, "Aerodanze 8 : stanchezza di volo", 1931 Le Musée d'Art Moderne et Contemporain de Trente et Rovereto.  Mart, Archivio del '900, Fondo Censi   (Photo : Museo d'Arte Moderna e Contemporanea di Trento e Rovereto, Rovereto. Foto Santacroce)

Partiant de l’idée que l’histoire de l’art abstrait « s’est écrite de manière autour du tableau », dans une « conception assez masculine », l’exposition montre que les femmes ont utilisé de nombreux autres médiums pour l’abstraction.

Une partie importante est donnée à la danse dans l’art abstrait, avec « l’idée que les femmes utilisent leur corps pour créer de nouvelles formes », explique Christine Macel. La Loïe Fuller (1862-1928), qui tournoie avec de grands voiles, « est une femme qui co-invente l’histoire de l’abstraction », elle réalise « une espèce d’abstraction performative ». En Allemagne dans les années 1920-1930 La Palucca recherche des formes géométriques avec ses mouvements, fascinant les peintres. Kandinsky dessine ses postures tandis qu’elle montre un tableau de Mondrian à ses élèves pour apprendre la rigueur du corps. Plus tard, dans les années 1970 Lucinda Childs évolue sur des lignes tracées au sol, et Trisha Brown, dans les années 2000, dessine au sol avec son corps.

Harmonie Hammond, "Plancher VI", 1973   (Photo : Jeffrey Sturges © Adagp, Paris, 2021)

Un domaine où les femmes sont particulièrement créatives, les arts décoratifs, notamment le textile, ont aussi une large part dans l’exposition, avec par exemple Sonia Delaunay (1885-1979) qui passe volontiers de la création de tissus à la peinture, à la couverture de carnets ou à la conception de vêtements.
« Beaucoup de femmes de l’époque ont plus facilement accès à une formation d’arts décoratifs, et elles vont ensuite se mêler les pratiques sans avoir de conception hiérarchique », souligne Christine Maciel. Aujourd’hui, cette déconstruction de la hiérarchie des médiums « est vu comme extrêmement radical ». Mais si elle était pratiquée davantage par des femmes, c’est pour des raisons sociologiques.

Et si à l’école du Bauhaus, dans les années 1920, les femmes sont cantonnées à l’atelier de tissage, celui-ci sera un laboratoire d’expérimentation de l’abstraction, avec les motifs de Gunta Stölzl ou Anni Albers.

Joan Mitchell, "Méphisto", 1958   (© Succession Joan Mitchell © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jacques Faujour/Dist. RMN-GP)

L’exposition intègre les photographes, comme l’Américaine Berenice Abbott qui représente des phénomènes physiques comme le pendule, des images mystérieuses. D’autres femmes ont contribué dans les années 1920-1930 à rendre le réel abstrait par le regard photographique, le voyant à travers des lignes géométriques ou organiques, comme Germaine Krull ou Florence Henri.

Les femmes sont présentes bien sûr dans des expressions plus classiques comme la sculpture, avec la Britannique Barbara Hepworth par exemple. Il y a les peintres abstraits américains comme Janet Sobel, l’artiste américaine oubliée jusqu’à récemment qui réalise des coulures de peinture dans les années 1940. Elle pourrait avoir inspiré les « drippings » de Pollock, nous dit-on. Peggy Guggenheim disait d’elle qu’elle était « de loin la meilleure femme peintre d’Amérique ».

Des femmes d’autres continents sont représentées, pour montrer comment le langage abstrait s’internationalise avec notamment des spécificités culturelles propres, la Libanaise Saloua Choucair, qui emprunte dans ses sculptures et ses peintures à la poésie et à l’écriture arabes.

Un superbe voyage dans le temps et l’espace, plein d’enseignements, une exposition à ne pas rater.

Elles font l’abstraction
Centre Pompidou, Paris 4e
Jusqu’au 23 août 2021



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