Sophie Calle et l’art de laisser une trace


Calle est née à Paris en 1953. Son père, Robert, était un protestant camarguais, un oncologue et un collectionneur d’art contemporain respecté ; sa mère, Monique Sindler, était juive, une journaliste qui écrivait très peu mais fumait beaucoup. Couple improbable, ils ont divorcé quand Sophie avait trois ans. Adolescente, Calle a rejoint un groupe maoïste, puis s’est brièvement entraînée avec des fedayin palestiniens au Liban – pour la lutte mais aussi, a-t-elle dit depuis, pour impressionner un petit ami. À Paris, elle a commencé à s’organiser avec un réseau clandestin d’avortement et a obtenu un diplôme en sociologie, avant de voyager pendant plusieurs années, vendant des aspirateurs, serveuse, cultivant du cannabis et travaillant dans un cirque. Calle s’essaye d’abord à la photographie à vingt-six ans, comme une sorte de compromis : elle plaît à son père mais n’est pas vraiment de l’« art », longtemps incompatible avec ses engagements militants.

Dans la première exposition publique de Calle, « The Sleepers », de 1979, le paradoxe de son regard, sa curiosité transgressive et sa froideur se font déjà sentir. Pendant huit nuits, elle a invité amis et inconnus à passer chacun huit heures dans son lit pendant qu’elle les photographiait et prenait des notes à leur sujet : s’ils ronflaient, à quoi ils rêvaient. Ses photographies expriment une extrême proximité – on voit la courbe d’une fesse nue, un genou pâle qui dépasse sous les couvertures – mais la brièveté de ses légendes manuscrites dissipe tout érotisme au profit d’une retenue sociologique. « À 18 h 45, il dort profondément », écrit-elle à propos d’un homme. « Il n’arrête pas de jeter les couvertures. » S’il s’agit de révélations intimes, ce qu’elles révèlent, c’est à quel point nous pouvons en savoir peu sur les autres, même ceux avec qui nous partageons notre lit.

Ce type d’étude de cas appartient à la pratique française plus large de l’ethnographie de proximité, qui s’est développée dans les années quatre-vingt, lorsque le tourisme de masse avait rendu le monde plus petit et les terres lointaines moins exotiques. L’idée était d’inverser le regard altéré de l’anthropologie par une focalisation sur le local et le banal. Des livres comme « Dans le métro » de Marc Augé (1986), qui retrace les rituels souterrains du métro parisien, et « Extérieurs » d’Annie Ernaux (1993), journal de scènes, d’objets et de conversations entendues, sont des bases de données impersonnelles de quotidien.

Dans « The Hotel », Calle s’efforce de fournir un inventaire similaire, comme s’il travaillait à rebours à partir de soi-disant effets personnels pour trouver la cause – l’histoire ou la personne – qui les a produits. Son autorité en tant qu’ethnographe, et en tant qu’artiste, dépend de son acuité et de son discernement. Elle observe qu’une robe de soirée n’est « pas en soie mais en nylon », repère une édition Pléiade sophistiquée d’écrits taoïstes et note les marques de cigarettes choisies par les invités : Marlboro, Camel, Gauloises ou Player’s. Dans ce catalogue d’objets, il y a aussi une tension narrative – entre ces choses que les gens emballent pour se sentir chez eux (photos encadrées, pantoufles, une bouillotte) et celles qu’ils apportent précisément parce qu’ils ne le sont pas (une perruque aux couleurs vives , une paire de mules à plateforme, un nœud papillon).

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