Le terrorisme au peigne fin


Experte indépendante sur les questions liées au terrorisme international, elle apporte un éclairage sur le risque terroriste en France et sur la nouvelle loi «contre les séparatismes», très controversée

Spécialiste du monde arabe et musulman, longtemps chargée de mission, d’abord aux Émirats arabes unis puis à Paris pour le ministère des Affaires étrangères, Anne Giudicelli est la fondatrice de Cluster international du renseignement – Terr (o) Risc, une structure qui accompagne les entreprises à l’international dans la gestion des risques et contribue aux réflexions stratégiques et opérationnelles des administrations spécialisées en France et à l’étranger.

Elle les conseille également dans la mise en œuvre de la politique de gestion du fait religieux et de la la prévention de la radicalisation.

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Votre agence Terr (o) Risc a été fondée en 2005, soit dix ans avant les attentats contre le journal satirique Charlie Hebdo et le Bataclan. Qu’est-ce qui vous a conduit à anticiper la menace terroriste, aujourd’hui omniprésente dans les pays occidentaux?

IIC-Terr (o) Risc a été créé dans la continuité de mon parcours professionnel marqué par le contexte international. Ma compréhension de l’évolution stratégique et sécuritaire à l’étranger s’est nourrie de mon expérience dans le monde arabe. Le terrorisme est une métastase, en quelque sorte, d’un ensemble d’interactions d’États, de groupes financiers, politiques …

C’est une des expressions de crises qui se placent à un niveau géopolitique. Donc, on ne peut pas comprendre ce phénomène chez nous sans intégrer dans un ensemble plus général et avec une vision globale de la situation mondiale économique, stratégique, politique.

Dans cet esprit, IIC-Terr (o) Risc est une structure de conseil opérationnel en intelligence stratégique, destiné aux environnements complexes, qui s’appuie sur des compétences avec un réseau d’experts dans une vingtaine de pays.

Sa vocation est d’accompagner et de guider les entreprises dans leur stratégie de développement et dans la sécurisation de leurs investissements.

Cela se traduit par un travail d’analyse du risque politique et sécuritaire, avec une évaluation sur un site, un pays ou une région à risque. Une cartographie des acteurs, réseaux, sphères décisionnelles, des secteurs et marchés.

Enfin, une sensibilisation et une formation qui passe par une connaissance des environnements et une préparation au départ.

Anne Giudicelli fondatrice de Terrorisc, experte en terrorisme international - DR

Vous êtes l’auteure de plusieurs publications *, dont une bande-dessinée-documentaire réalisée avec Luc Brahy sur les attentats du 13 novembre 2015. Qu’est ce qui a motivé ce choix d’une bande dessinée pour évoquer ce drame et comprendre la montée de l’islam radical?

C’est un parti pris très factuel avec les éléments d’information dont je dispose pour reconstituer une autopsie de cette séquence. L’idée était de mettre à plat l’ensemble des acteurs (commandos, victimes, politiques, médias) pour montrer que tout s’imbrique. Car, pour bien comprendre la genèse de cet attentat, il faut une culture internationale. Autrement dit, ne pas perdre de vue que le monde a évolué.

En 2007, déjà, j’avais évoqué le risque terroriste et les changements qui s’opéraient. Pendant mes années passées aux affaires étrangères dans les pays arabes pour la France, j’ai pu constater la dynamique qui se mettait en place. On voyait clairement que le profil des terroristes et leur mode opératoire allaient évoluer.

On a assisté à une réorientation de la haine, qui était au début concentré sur les États-Unis, pour se diriger davantage vers le vieux continent. Pourquoi? Car les États-Unis se sont «barricadés», avec des mesures très protectionnistes au niveau sécuritaire, et du coup l’Europe, qui s’est inscrite dans le sillage de la politique étrangère américaine après les attentats de 2001, est devenu une cible par défaut pour les terroristes.

À, il faut ajouter que nous avons connu une mondialisation des conflits avec une multiplication des crises depuis quelques années, notamment avec le printemps arabes.

Autre constat, des individus ont été recrutés directement en Europe, alors qu’avant ils venaient d’ailleurs. Enfin, la France a indéniablement sa part de responsabilité face à cette montée de l’islam radical, comme l’a d’ailleurs déclaré Emmanuel Macron lui-même, avec la ghettoïsation et un déni évident de cette évolution qui s’est traduit par des réponses qui n’ont pas eu d’impacts sur ce «terreau» négatif.

Il faut désormais traiter cette question de l’islam avec une volonté de cohésion et de cohérence nationale. Les volets économiques, sociétaux, n’ont jamais été pris en compte et cette question a seulement été traitée au niveau sécuritaire. C’est un travail de fond sur au moins une génération pour espérer résoudre ce problème.

Anne Giudicelli fondatrice de Terrorisc, experte en terrorisme international - DR

Le verdict rendu lors du procès des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, à Paris, est-il riche en enseignements?

Sur le plan juridique, les principaux accusés sur pas là, donc il n’a pas été possible de répondre à toute la mécanique qui a procédé à ces attentats, à savoir la logistique, les commanditaires, la préparation et la réalisation de cette séquence d’attaque.

Le procès n’a pas vraiment répondu aux questions et les principaux acteurs ont disparu ou sont déclarés morts. Qui sont les véritables commanditaires? Tout cela reste sans réponses.

Ensuite, cela augure malheureusement d’un contexte qui sera vraisemblablement identique pour les prochains procès Bataclan, Stade de France et terrasses du XIe arrondissement de Paris.

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Quel est votre point de vue sur la loi votée à l’Assemblée nationale «confortant le respect des principes de la République», dite sur les séparatismes?

Cette loi «antiséparatiste» a été essentiellement motivée par une volonté de lutte contre une idéologie antirépublicaine.

C’est l’esprit initial de la loi. Mais, depuis septembre 2020, celle-ci a évolué à la suite de divers événements: la republication des dessins Charlie Hebdo, puis l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty, ainsi que les attentats de Nice.

La loi a été établie dans ce contexte et un lien a été établi entre islam politique, communautarisme et terrorisme. Voilà pourquoi cette loi a pris un caractère très sécuritaire, alors qu’au départ elle était censée organisateur l’islam en France. Elle est très sécuritaire en ciblant une seule religion et entre-temps elle a même changé de nom.

Pour moi, cette loi peut engendrer quelques risques: à commencer par celui qu’elle ne sert à rien! Car on a du mal à voir en quoi elle pourra lutter efficacement contre les divisions dans la société et le terrorisme. Ensuite, il est tout à fait possible qu’elle marginalise et rend toute personne musulmane suspecte.

Enfin, elle posera probablement des problèmes aux autres religions (protestante, juive, catholique) qui doivent aussi rendre des comptes avec des contrôles sur elles avant de subir des contraintes jusqu’ici.

Cette loi risque bien d’être contre-productive car mal ficelée, sous pression d’un environnement et non conforme à ses objets de départ.

À mon sens, il faudrait plutôt apaiser les esprits en valorisant le modèle de laïcité et non pas en adoptant une approche défensive.

Quelle évaluation faites-vous de la menace terroriste sur le territoire français actuellement et dans quelle mesure la crise sanitaire peut-elle avoir un impact?

Encore une fois, il faut inscrire cette évaluation dans un ensemble international.

On distingue trois types de menaces pour l’Europe: les sortants de prisons, les revenants, c’est-à-dire ceux qui reviennent des fronts de guerre de l’État Islamique ou d’Al Qaida par différents circuits, et la menace de ceux qui n’entrent dans aucune des deux précédentes catégories et qui sont donc difficilement détectables par les services de sécurité.

Dans ces trois cas, il s’agit d’un terrorisme de type islamiste. Cependant, il ne faut pas oublier le terrorisme extrême droite qui est parfois en angle mort.

De fait, il n’y a pas qu’une seule forme de terrorisme. Ensuite, concernant la Covid, on peut dire qu’elle a marqué à développer une forme de déni, marqueur du discours complotiste.

Il ya un élément commun, c’est le fait de rejeter toute vérité pour développer une autre vision du monde avec un passage à la violence pour l’imposer.

D’autre part, les questionnements par rapport à cet événement peuvent générer l’instrumentalisation et le recrutement d’individus pour passer à la violence.

De nombreux nationalistes corses dénoncent l’amalgame qui est fait par l’État entre la situation des nationalistes corses ou des basques par exemple et celle des terroristes islamistes, notamment pour le fichier des auteurs d’infractions terroristes (Fijait). Quel est votre point de vue?

Le terrorisme, par définition, est un acte se rattachant à une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur.

Avec un mode opératoire, un moyen d’action, qui est la violence et ceci n’est pas réservé uniquement aux islamistes.

En France, on distingue quatre types de terrorisme: le terrorisme individuel, provoqué par des personnes radicalisées, des anarchistes ou des nihilistes (admettant une liberté morale), le terrorisme organisé, prôné par des groupes défendant des idéologies différentes (extrême gauche, extrême droite ), le terrorisme d’État et le cyberterrorisme.

Par exemple, l’ETA ou le FLNC sont prévus comme des mouvements séparatistes insurrectionnels donc fiché S, «sûreté de l’État». De fait, être fiché peut s’appliquer à l’ensemble de ces personnes ou groupes qui peuvent exercer une violence pour parvenir à leurs fins.

Du coup, tous les individus extrêmes gauche, extrême droite, séparatistes basques, corses ou autres qui commettent des actes terroristes sont concernés.

Alors, bien sûr, il y a une graduation dans la violence. La peine ne peut certes être similaire pour des attentats ayant des morts et d’autres ayant des destructions de biens.

Au regard de la justice, c’est l’acte, en étant qualifié de terroriste, qui détermine le jugement.

Votre relation avec la Corse?

Mes racines sont à Olmi Capella où se trouve la maison familiale, mais j’ai aussi des attaches dans le sud de l’île.

Mon père était militaire de carrière et la Corse est probablement l’une des communautés que j’ai le plus rencontrées dans le monde. Je suis frappée par cet ancrage structurel, émotionnel, culturel et même tripal.

Plus je m’éloigne de l’île et plus je ressens cet ancrage. Quand j’y retourne, des odeurs me reviennent et m’accompagnent.

Mon sentiment d’appartenance reste profond même si mon activité professionnelle me retient éloignée de l’île.

* Le risque antiterroriste (chez Seuil en 2007); 13/11: reconstitution d’un attentat (Delcourt, 2016).

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