L’avenir du français au Québec passe par l’immigration


Depuis la publication des premières données du recensement de 2021 de Statistique Canada, on a beaucoup épilogue sur la place du français au Canada, en net recul relatif. À mon sens, cela se résume à une chose : le Québec hésite sur le plan migratoire depuis longtemps alors que tout se joue là-dessus. Ou, le Québec est la seule province à s’être donné du contrôle sur l’immigration et à avoir une politique de francisation efficace. Les francophones des autres provinces disposent de très peu de pouvoirs en ce sens et la Loi sur les langues officielles n’a encore aucun pouvoir de contrainte.

Début août, L’actualité a publié une note économique de Pierre Fortin qui répondait au Conseil du patronat du Québec à propos de l’enjeu de l’immigration. L’économiste y démontre qu’une immigration massive pourraiter plus cher qu’elle ne rapporterait, économiquement parlant. Fort bien, mais les Québécois — et les francophones en général — ont-ils intérêt à voir le poids relatif de leur langue dans le Canada fondre année après année ? Non, bien sûr. Pour bien comprendre la position particulière du français en Amérique, il faut considérer, sur le temps long, les enjeux d’immigration — et pour commencer ceux de l’émigration à l’époque coloniale.

Une émigration déficiente

Dans ce qui suit, je ne ferai nullement l’apologie du colonialisme et de toutes les horreurs qu’il a produites. Mais il n’en reste pas moins que les positions respectives de l’anglais et du français en Amérique du Nord sont d’abord liées au nombre de colons émigrés dans la période de 1500 à 1800.

Si la langue française a une si faible empreinte sur le continent, c’est parce que la France a fort peu encouragé l’émigration. Considérez seulement la population de Québec et de Jamestown, deux villes fondées à un an d’écart, en 1608 et 1607. En Virginie, dès l’an 1, les Anglais y débarquaient avec femme et enfants. Pas tous, mais un bon nombre. Au Canada, il faudra attendre la 10e année de la colonie pour que Champlain y fasse venir la première famille, celle de Louis Hébert, en 1617. À ce moment, la population de Québec est inférieure à 100 (selon les estimations de Statistique Canada, elle était de 60 en 1620 et 117 en 1629). En raison des maladies et des mortalités, les fluctuations étaient importantes dans les deux colonies, mais Jamestown atteignait déjà 1400 habitants dès 1622.

Selon un article de l’historien Yves Landry publié en 2006, environ 33 500 Français ont hiverné au moins une fois en Nouvelle-France durant la période du régime français, alors que les Anglais ont envoyé dans les Treize Colonies 380 000 personnes sur la période de 1630 à 1699, et encore 70 000 de plus jusqu’en 1760 — donc onze à treize fois plus de gens pour une population d’à peine le tiers de la France. Le Portugal et l’Espagne, dont les populations étaient comparables à celle de la Grande-Bretagne à cette époque, auraient pour leur part envoyées, respectivement, un million et 600 000 émigrants vers les Amériques.

Toute l’histoire de la Nouvelle-France et de l’Acadie est marquée par cet écart démographique initial, jamais résorbé. Le premier ministre du roi Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert, avait clairement saisi l’enjeu démographique et voulait encourager l’émigration des femmes (les Filles du roi), mais la colonie n’est jamais parvenue à accélérer suffisamment sa croissance démographique.

Les historiens ne l’expliquent pas facilement, mais le fait est là : comparés à presque tous les peuples européens, les Français n’ont jamais émigré en nombre. Les deux seules grandes vagues d’émigration, celle des huguenots (environ 200 000 protestants forcés de quitter la France) et celle des réfractaires de la Révolution (encore 140 000), sont parties ailleurs en Europe et un bon nombre sont allés grossir les rangs des colons anglais. Plusieurs présidents américains sont des descendants de huguenots ; par exemple, Franklin Delano Roosevelt, Ulysses S. Grant et Calvin Coolidge sont de la lignée des De Lannoy, devenus Delano.

Il ne fait aucun doute dans mon esprit que si la France avait décidé de multiplier le nombre de colons envoyés, l’histoire et l’étendue de l’Amérique française auraient certainement été bien différentes. L’enjeu est évidemment tout autre de nos jours, puisqu’on parle d’érosion de la place du français au Canada, mais tout fait partie d’une émigration française frileuse voici trois ou quatre siècles.

La revanche des berceaux

Évidemment, durant le régime anglais et pendant le premier siècle de la Confédération canadienne, le Canada français a accompli un petit miracle démographique. Les très nombreuses naissances dans les familles canadiennes-françaises ont longtemps permis une croissance démographique presque aussi importante que celle des colonies britanniques, qui était pourtant dopée à l’immigration de masse. Très tôt sous le régime anglais, dès 1774, les « Canadiens » ont eu droit à leurs propres institutions, et celles-ci ont joué un rôle colossal dans le maintien du français au Québec.

Ce système a tenu le coup jusqu’à la fin du baby-boom, au milieu des années 1960. En pleine « Révolution tranquille », le Québec s’est soudainement retrouvé avec un gros problème : les Québécoises ont décidé qu’elles se contenteraient d’un ou deux enfants, au lieu du double ou du triple comme leurs propres mères.

Les dirigeants ont alors réalisé que l’enjeu migratoire deviendra central au maintien politique du Québec dans le Canada et en particulier pour ce qui concerne la langue française. On s’est alors avisé que, depuis un siècle, le système scolaire confessionnel envoyait systématiquement presque tous les immigrants non catholiques à l’école protestante (et donc anglaise). Et c’est là que le Québec s’est mis à imaginer des lois linguistiques pour amener les immigrants à envoyer leurs enfants à l’école française et pour forcer le français comme langue de travail.

Évidemment, une telle politique signifierait qu’il faudrait accepter de voir se modifier le profil ethnique du Québec, où l’élément canadien-français et catholique perdrait un peu de poids.

J’ai écrit plusieurs articles qui démontrent que nos lois linguistiques donnent de bien meilleurs résultats que certains prétendent, mais qu’il en résultera éventuellement une certaine transformation de la société : le Québec francise ses immigrants, mais ceux-ci le transforment également. C’est une chose qu’avait implicitement accepté le Parti québécois en acceptant la loi 101 en 1977 — et le Parti libéral avant lui avec la loi 22. Malheureusement, et pour toutes sortes de raisons, ils ont gardé le silence sur l’enjeu identitaire au lieu de prendre le taureau par les cornes. Si bien que même après deux générations d’une politique migratoire ambitieuse et fructueuse, une partie de la population refuse cette évolution démographique. Ce refus se manifeste par la rengaine constante du recul du français comme langue maternelle, sujet dont j’ai beaucoup parlé dans les chroniques précédentes. On ne s’en sort pas : l’immigration massive ne peut que faire reculer le français comme langue maternelle, mais si l’on francise les immigrants, le français demeure vivant.

Le défi à relever

Le problème du français au Canada est actuellement celui-ci : proportionnellement à sa population, le Québec n’accueille pas autant d’immigrants que le reste du Canada, alors que tout se joue là depuis deux siècles en réalité. L’arrivée de 50 000 immigrants, cela paraît beaucoup, mais cela représente 10-12 % de l’immigration totale canadienne, alors que le Québec y pèse autour de 22 %.

Résultat des courses : le français va continuer longtemps de connaître un recul relatif même s’il continuera de croître en nombre absolu. Pour renverser la vapeur et maintenir la situation, le Québec devra relever le défi de l’immigration. Autrement dit, limiter l’immigration au Québec à 50 000 revient à adopter une position de réplique politique, sociale et linguistique pour les prochains siècles. Je crois qu’il faut doubler la mise.

« Mais… 100 000 immigrés par an, vous n’y pensez pas ? », exigeront certaines. Oui, j’y pense, justement. C’est l’équivalent d’un « Saint-Jean-sur-Richelieu » par an — un « Montréal » en dix-huit ans.

À mon sens, le Québec pourrait parfaitement relever ce défi à certaines conditions, à la nécessité d’investir de manière soutenue et généreuse dans la francisation et de réorganiser l’immigration pour favoriser les régions. Cela dit, je reconnais que le Québec peine actuellement à en intégrer 50 000, mais c’est beaucoup lié au fait que le Québec s’y est très mal pris en matière de francisation. Je suis convaincu que le Québec peut y parvenir pour la simple raison qu’il a su relever des défis autrement plus importants. Dans les années 1950, par exemple, le Québec était sous-développé au plan énergétique et éducatif. Le grand accomplissement de la Révolution tranquille a été de relever ces défis en investissant massivement dans l’hydroélectricité et l’éducation à tous les niveaux. L’autre grande réussite est évidemment le bouquet de lois et de mécanismes politiques et sociaux qui lui permettaient de faire ce qui paraissait impensable il y a deux générations : franciser ses immigrants.

Alors, assumons-le, collectivement, et cesssons de pleurer que les choses ne sont plus ce qu’elles étaient — ou ce qu’elles auraient pu ou dû être. Franciser 100 000 immigrants par an, cela coûtera cher, mais il en coûtera beaucoup plus cher de se borner à 50 000 parce qu’on a peur d’avoir peur.

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