Cinéma italien à ne pas manquer : « Les cadavres illustres » de Francesco Rosi


Un vieil homme, en habit sombre, inspecte une rangée de dignitaires, enlevant son chapeau en leur présence. Comme lui, ils sont formellement vêtus, mais leurs robes ont connu des jours meilleurs. Aucun mot n’est échangé, pourtant nous sentons un air de camaraderie. Dire que le visiteur est d’accord avec les dignitaires serait aller trop loin, car ces personnages n’ont pas d’yeux du tout, seulement des trous, percés dans le parchemin de leur peau. Nous sommes dans une crypte, à Palerme, bordée de morts depuis longtemps ; la plupart sont calés dans des niches, momifiés mais debout, comme s’ils avaient encore des affaires à faire. Le vieil homme, après avoir rendu hommage, sort par une belle journée de printemps. Alors qu’il s’arrête pour renifler une gerbe de jasmin blanc qui fleurit sur un mur, il y a un coup de feu et il tombe au sol. Il a rejoint les rangs des disparus.

Telle est l’inoubliable ouverture de « Illustrious Corpses », dont une nouvelle copie est projetée au Film Forum à partir du 8 octobre. Le réalisateur est Francesco Rosi, né à Naples en 1922 et mort en 2015 à Rome. Grâce à des films comme « Salvatore Giuliano » (1962) et « L’affaire Mattei » (1972), il est honoré comme un maestro du cinéma politique. « Illustrious Corpses » est sorti pour la première fois en Italie en 1976, lors de la anni di piombo (les « années de plomb »), une période déchirée par des troubles sociaux et des convulsions de violence. Si le film n’avait trait qu’aux troubles de son époque, cependant, il aurait depuis longtemps vieilli et pâli ; en l’occurrence, il revient d’une fraîcheur effrayante.

Le meurtre au jasmin n’est que le début. Le vieillard de la crypte était juge ; la prochaine victime aussi, et celle d’après. Cela ressemble à un cas pour l’inspecteur Rogas (Lino Ventura), qui soupçonne une vendetta personnelle – quelqu’un qui a été emprisonné à tort, disons, et qui veut riposter à la loi. Mais la membrane entre le privé et le public, dans l’œuvre de Rosi, est à jamais poreuse, et Rogas prend conscience d’agitations plus vastes et plus troubles. Est-ce le grondement des chars qui se massent dans les rues ou imagine-t-il des choses ? Et est-il fou ou sage de se coucher dans sa voiture, avec un pistolet chargé et armé ?

Il s’agit d’un cinéma adulte, d’une souche désormais inconnue: menaçante, oblique, sans précipitation et tout à fait grave. La source est un court roman de l’écrivain sicilien Leonardo Sciascia, qui a utilisé la fiction policière pour distiller son mépris et son désespoir face au statu quo. Rosi, proche de Sciascia, préserve la scène effrayante dans laquelle un juge senior (Max von Sydow) informe Rogas que l’erreur judiciaire n’existe pas et ne peut pas exister. Le prononcé d’une sentence, soutient le juge, ne peut pas plus être annulé que l’acte de la Sainte Communion.

Pourtant, « Illustrious Corpses », malgré son titre, est plus captivant que cynique ou morbide, et Rosi est constamment en alerte pour des signes de vie et de changement. Ainsi, après qu’un cortège funèbre ait traversé une place de la ville, nous nous attardons, remarquant les tas d’ordures et les garçons qui tapent dans un ballon de football. Plus tard, l’inspecteur Rogas erre à travers les plantes dans une cour, cueillant et mangeant des pois d’une cosse; alors qu’il parle au propriétaire de ses citronniers, la caméra se lève au-dessus de leurs épaules pour observer les tours modernes, empilés de l’autre côté d’un viaduc. Le nouveau bouscule le vieux ; les énigmes sont plus nombreuses que les solutions ; et un double meurtre a lieu dans un musée, avec des corps abattus sous des statues de marbre antiques. Retour au royaume des morts.

Le film ne serait pas aussi plausible sans le grand Lino Ventura dans le rôle principal. C’était un catcheur avant de devenir une star (son visage a toujours l’air prédestiné), et la solidité enracinée de son allure mérite notre confiance instinctive. D’où l’autorité morale qu’il prête à « Army of Shadows » (1969) comme figure de soutien de la Résistance française ; d’où, dans « Illustrious Corpses », notre prise de conscience que, si Rogas, de tous les gens, peut devenir paranoïaque, alors il doit être quelque chose de pourri dans l’état; d’où, le plus remarquable, l’effet d’une apparition de Ventura à la télévision française, en 1965. Parlant calmement de sa fille Linda, « une enfant pas comme les autres », qui avait une déficience mentale, il demandait non pas pitié mais « justice et chaleur. » Un tabou a été brisé et le résultat a été Perce-Neige (ou « perce-neige ») – une association caritative que lui et sa femme ont fondée l’année suivante et qui gère aujourd’hui trente-huit centres pour personnes handicapées. Si vous vous demandez si les célébrités peuvent ou devraient déployer leur renommée pour une cause sérieuse, la réponse est Lino Ventura. Malgré le diagnostic aigu de Sciascia sur les maux de la société et la découverte de complots par Rosi, de bonnes actions sont toujours accomplies, d’une manière ou d’une autre, au milieu d’un monde méchant.


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