Une francophonie à géométrie variable


Savez-vous pourquoi on célèbre actuellement la semaine et le mois de la francophonie? Les petits malins vont répondre: en raison du 20 mars, qui est la Journée internationale de la Francophonie. Mais pourquoi cette date? Ah! Tout simplement parce que le 20 mars 1970, 21 pays et gouvernements, dont celui du Québec, ont signé un accord proposé l’Agence de coopération culturelle et technique, qui allait devenir l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) 30 ans plus tard .

Cette pépite d’information, je l’ai pêchée dans le nouvel Atlas de la francophonie (Autrement), un ouvrage qui vient de paraître et que je recommande chaudement, même s’il faudra attendre jusqu’au 15 avril pour qu’il traverse l’Atlantique. J’ai découvert ce livre la semaine dernière et ça fait déjà une demi-douzaine de fois que je le consulte. En fait, c’est un petit triomphe de concision. C’est toute la francophonie qui tient en 96 pages de textes, 56 cartes et 60 infographies et tableaux.

Entre la francophonie avec une majuscule, celle des institutions internationales, et la francophonie avec une minuscule, celle des 300 millions de francophones ordinaires, de quoi parle-t-on, au juste? Il y a la francophonie des quelques pays où le français est la langue maternelle (France, Belgique, Suisse, Luxembourg et Canada, en plus de la principauté de Monaco), mais il y a aussi celle des 33 pays où le français a le statut de langue officielle. Et puis celle des 54 pays et gouvernements membres de l’Organisation internationale de la Francophonie. Et que dire de celle des 119 pays membres de l’Agence universitaire de la Francophonie? Ou de celle des 140 pays qui ont au moins une Alliance française ou un lycée français? Ou de celle des 200 pays qui reçoit TV5Monde? Il y a encore la francophonie des femmes, des jeunes, des internautes, des éditeurs, des cinéastes, des universitaires, des marchands et des financiers, qui ont tous leur page dans l’atlas.

Car il n’existe pas de réalité objective et finale de la francophonie. «Un atlas est une représentation. Il y a bien des façons de prendre la francophonie, parce que le français est réellement mondialisé », dit Ariane Poissonnier, rédactrice à RFI et coautrice du livre. Cet atlas est en fait la seconde édition d’un ouvrage publié en 2006 et cosigné avec le géographe Gérard Sournia, décédé en 2015. En collaboration avec le cartographe-géographe Fabrice Le Goff, Ariane Poissonnier a représailles, mis à jour et augmenté cette première édition, qui est passée de 79 à 96 pages.

Il ya de tout dans cet ouvrage de référence, depuis les excellentes cartes du début qui font la genèse de la francophonie politique (notamment l’ordre d’entrée des pays membres) sur les dernières cartes sur la démocratie dans la francophonie, en passant par les cartes importantes sur Internet ou celle de la parité des parlementaires.

Parmi les plus saisissantes, il y a certainement les cartes où le monde est représenté selon les grandes alliances linguistiques (Francophonie, Commonwealth, Ligue des États arabes, etc.). J’ai eu le bonheur de découvrir que la France est à la fois membre de la Francophonie et de la Communauté des pays de langue portugaise! J’y ai aussi appris l’existence du Conseil turcique, centré sur la Turquie (qui fait partie du même club portugais, eh oui!). Si j’étais étudiant et que je me cherchais un sujet de thèse, je commencerais par cette petite mine de renseignements.

Autrement / Fabrice Le Goff

Dans mon personnel palmarès, le tableau qui m’a fait le plus réfléchir s’intitule «Avec qui les enfants parlent français». Il représente les enfants de quatre pays (Sénégal, Guinée, Côte d’Ivoire et Burkina Faso) et la langue de conversation avec leurs grands-parents, leurs parents, leurs frères et sœurs, leurs amis. Ce tableau montre des dynamiques très intéressantes. Par exemple, plus de 70% des jeunes Ivoiriens parlent français avec leurs parents, et jusqu’à 90% entre amis. Le portrait est très différent pour le Sénégal, où ça ne dépasse pas 10% en famille, mais où 65% des jeunes Sénégalais parlent français avec leurs amis. (Autre beau sujet de thèse, en passant, et les Offices jeunesse internationaux du Québec vous prescrivent pour le voyage.)

Crédit: © Autrement / Fabrice Le Goff

Certains vont renâcler à l’idée d’un «atlas» qui évoque l’image «vieux jeu» des grimoires poussiéreux. Est-ce que ça ne fait pas un peu XXe siècle? Qu’on se rassure: l’atlas est aussi offert sur plusieurs plateformes dématérialisées. Mais il n’y a pas de meilleure plateforme: seul un bon vieil atlas peut illustrer ce qu’est la francophonie. D’abord parce que la francophonie fut l’idée d’un géographe, Onésime Reclus, qui en 1886 eut l’idée de prévoir le monde par ses langues. Ce faisant, il a dû inventer un mot, «francophone», et encore, comme «anglophone», «germanophone», «hispanophone» et tutti quanti. Mais aussi parce que, justement, la francophonie a toujours été et sera toujours d’abord une vue de l’esprit – une weltanschauung, une conception unique du monde, pour faire un peu «péteux». «La francophonie est une fille de l’histoire», dit Ariane Poissonnier, qui a fait presque toute sa carrière de journaliste à RFI, où elle est responsable éditoriale de la vidéo. «S’en revendiquer, dire qu’on est francophone est un acte politique. »

Bon nombre des données utilisées proviennent des travaux de l’Observatoire de la langue française, mais également des Nations unies, de l’Union européenne, de l’Université Laval ou de Statistique Canada, entre autres. «Dans un livre comme celui-là, on ne part pas du texte, le texte vient à la fin, après la collecte de données et la confection des cartes et des tableaux», explique Ariane Poissonnier. Elle raconte qu’il y a eu plusieurs allers-retours entre elle et le cartographe, surtout quand la moisson de données était plus difficile.

Ariane Poissonnier ne prétend d’ailleurs pas à l’objectivité complète, car chaque choix de carte renferme un potentiel de polémique, comme celle qui représente la diversité des systèmes politiques. Le Canada y est représenté comme une monarchie dont le chef de l’État (le gouverneur général) est désigné par nomination. «Ça a fait débat entre nous, car on était conscients des limites de nos choix et de nos définitions, mais on a finalement dû opter pour une norme. »Certains vont certainement tiquer, mais ce choix illustre plutôt bien l’ambiguïté fondamentale du Canada.

Ariane Poissonnier affirme avoir beaucoup appris sur l’enseignement, la jeunesse et la transformation numérique, que bien des choses ont changé depuis la première édition. Elle admet s’être un peu débattue pour pouvoir illustrer des sujets plus compliqués, dont la démocratie, ce qui est en soi un morceau de bravoure. «J’y tenais, dit-elle, car il y a eu des évolutions formidables en ce sens depuis les déclarations de Bamako et de Saint-Boniface [en 2000 et en 2006]. Mais ça a été un sacré casse-tête. »Ou, ça ne serait pas la francophonie si ça n’était pas un peu un casse-tête!

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