«Rire, cela nous a sauvés!»


En 2011, le monde arabe était traversé par un élan révolutionnaire sans précédent. Dix ans plus tard, que reste-t-il de ce «printemps»? De la Tunisie au Yémen, en passant par la Libye, l’Egypte et la Syrie, Courrier international dresse un bilan. Cette semaine, rencontre avec la dessinatrice de presse Nadia Khiar dont le personnage fétiche, Willis from Tunis, est devenu l’icône de la révolte qui a fait tomber Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011.

« Dix ans et toujours vivant », clame votre chat, le célèbre Willis de Tunis, sur la couverture du livre que vous sortez à l’occasion de l’anniversaire de la révolution tunisienne. Une décennie plus tard, dans quel état d’esprit est-il? Est-il toujours aussi combatif ou est-il résigné en ce qui concerne la politique?

Il est vivant et bien vivant! Je peux vous assurer que nous ne lâchons rien. C’est nécessaire, car dix ans plus tard, en Tunisie, c’est la cata! Le seul vrai point positif, c’est au moins je ne risque pas d’être au chômage! Chaque jour, ceux qui nous gouvernent me donnent de la matière à dessiner.

Willis, votre personnage, est devenu une icône de la révolution. Il est d’ailleurs né le 13 janvier 2011, à la veille de la chute de Zine El-Abidine Ben Ali. Pouvez-vous nous raconter comment il est apparu?

Ça faisait un mois que ça chauffait dans le pays [les manifestations ont débuté le 17 décembre 2010, après l’immolation par le feu d’un jeune vendeur ambulant, Mohamed Bouazizi, dans la ville de Sidi Bouzid]. On sentait un véritable bouillonnement, mais la censure était encore très forte.

Le 13 janvier, pour tenter de calmer le pays, Ben Ali a annoncé qu’il libéralisait la presse et Internet. Je me suis dit: «On va voir si c’est vrai. » J’ai pris un crayon, un papier, j’ai dessiné ce chat ironique et je l’ai posté sur les réseaux sociaux.

Comment expliquez-vous cet immense succès?

À ce moment-là, nous étions ultraconnectés. Tous ceux qui manifestaient étaient sur les réseaux sociaux pour contourner la censure, ça a aidé à ce que mes dessins deviennent viraux. Et puis, après tant d’années d’oppression, je crois que nous avions besoin de rire de tout cela. Rire, ça nous a sauvés.

Vous vous souvenez de votre état d’esprit le 14 janvier 2011, lorsque vous avez appris le départ de Zine El-Abidine Ben Ali du pouvoir?

Quand j’ai vu les images de l’avion présidentiel qui quittait le pays, je ne parvenais pas à y croire. Cela dit, ensuite, pendant des mois, la police et le système du régime étaient toujours là. C’était dur mais c’était magnifique, il y avait une solidarité dingue, la parole se libérait. C’était comme le cri d’un enfant qui vient au monde.

Les libertés conquises en 2011 sont-elles acquises désormais? Ou avez-vous le sentiment d’un retour en arrière?

Aujourd’hui, c’est encore très chaud de critiquer l’armée, la police ou la religion. Il ya en permanence des gens qui tentent de nous faire taire. Une chose est sûre: on ne se laisse pas faire.

Vous régulièrement des menaces pour les dessins que vous venez, vous êtes l’objet d’une fatwa… Vous n’avez pas peur?

Non. Lorsque je dessine, je ne pense pas aux conséquences. Depuis 2011, je me suis promis une chose choisie, c’est mon slogan: «Plus jamais peur.»

Dix ans après la révolution, comment se porte la Tunisie?

Il y a eu de véritables avancées. En 2014, une nouvelle Constitution qui proclame par exemple l’égalité entre les hommes et les femmes. Même si les mentalités n’évoluent pas aussi vite que les textes, des tabous tombent.

Politiquement, quel regard portez-vous sur les successeurs de Ben Ali?

C’est un désastre. À la tête de notre pays, sur un président conservateur, à l’Assemblée, Nabil Karoui et les islamistes d’Ennahda semblent s’être entendus pour nous écraser. Tous s’attaquent aux plus faibles.

Il y a encore beaucoup de boulot mais j’ai l’habitude de dire que c’est « Chargement de la démocratie » [“en cours de démocratisation”]. Déjà en 2011, je pensais qu’il fallait au moins une génération pour que le pays change profondément. Cela prend du temps.

Il y a aussi la crise économique qui pèse sur les Tunisiens…

Oui, le coût de la vie a explosé. Pour beaucoup de gens, le quotidien est vraiment dur. D’ailleurs, il n’y a qu’à regarder le nombre de nos jeunes qui débarquent à Lampedusa. Ça ne t’a pas envoyé bon, tout ça. Ce dont j’ai peur, c’est que tout cela dégénère en violence. Les Tunisiens sont très divisés, nous avons la Libye juste à côté qui est en guerre, Erdogan qui tente d’avancer ses pions…

Diriez-vous alors que la révolution de 2011 a été un échec?

Non ! Peu de temps après la chute de Ben Ali, et notamment avec l’arrivée des islamistes au pouvoir, certains se sont mis à avoir des regrets. Ils disaient «En fait, c’était mieux avant». Mais ils ont la mémoire courte. La démocratie, ça n’arrive pas du jour au lendemain.

Dans dix ans, pensez-vous que Willis sera toujours là?

Je n’espère pas! Dans dix ans, j’espère que je n’aurais plus rien à railler!

Nadia Khiari, Willis de Tunis. Dix ans et toujours vivant!, Élyzad, 2020

Anna Sylvestre-Treiner



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