Perceptions de la qualité du gouvernement et soutien à Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle française de 2022
Le soutien à Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle française a sensiblement varié à travers le pays. En utilisant les données de l’indice européen de la qualité du gouvernement, Nicolas Charon et Monika Bauhr montrent que Le Pen a obtenu une plus grande part de soutien dans les domaines où les citoyens sont insatisfaits de la prestation des services publics.
Depuis au moins 1789, la polarisation idéologique a constitué un élément important du paysage politique français. Pourtant, les résultats des élections françaises peuvent également s’expliquer par un autre clivage profond en France entre ceux qui sont largement satisfaits des services publics tels que l’éducation et la santé, et ceux qui perçoivent ces services comme en proie au particularisme, à l’injustice et parfois même à la corruption pure et simple.
En utilisant notre enquête sur l’indice européen de la qualité du gouvernement récemment publiée, nous pouvons voir que les régions ont voté pour Macron alors que ses citoyens étaient largement satisfaits de la qualité, de l’équité et de l’impartialité de leurs services publics. A l’inverse, Le Pen a gagné dans la plupart des régions où les citoyens sont largement insatisfaits de la prestation de ces services publics.
L’enquête, collectée début 2021, fournit les réponses de plus de 500 personnes interrogées dans chacune des régions NUTS 2 en France. Nos résultats indiquent des variations considérables au sein des pays et des régions, avec environ un tiers ou moins des voix allant à Le Pen dans des régions telles que l’Île de France, la Bretagne et les Pays-de-la-Loire, mais une majorité soutenant Le Pen en Nord-Pas-de-Calais, Champagne-Ardenne, Corse et DOM-TOM.
La figure 1 montre les diagrammes de dispersion de notre indice de perceptions pour les niveaux français NUTS 2 (côté gauche) et NUTS 3 (côté droit). Nous observons des corrélations étonnamment élevées dans les deux cas ; -0,93 et -0,58 respectivement, avec la région capitale, l’Île de France, mise en évidence par des triangles rouges comme une valeur aberrante unique.
Figure 1: Relation entre une meilleure qualité perçue du gouvernement et la part de vote Le Pen dans les régions NUTS 2 et NUTS 3
Noter: La figure montre la part de vote pour Le Pen au second tour par région sur l’axe des ordonnées, et l’indice européen de la qualité du gouvernement (EQI, Charron et al 2021) sur l’axe des abscisses. Des valeurs plus élevées dans l’indice européen de la qualité du gouvernement impliquent une perception plus faible de la corruption, une perception plus élevée de l’impartialité et de l’équité, et une meilleure qualité des services. Chiffres EQI standardisés (0-1) pour l’échantillon français.
Mais comment cette simple corrélation tient-elle compte tenu d’autres facteurs ? Dans un premier temps, nous testons l’effet de l’indice européen de la qualité du gouvernement sur la part de vote Le Pen pour l’échantillon 2022 au niveau NUTS 2 (Régions) et NUTS 3 (département) niveau. Nous contrôlons plusieurs autres facteurs de confusion possibles, tels que le chômage, le PIB par habitant, la population, le souci de santé perçu moyen de Covid-19, si une région est située sur le continent ou à l’étranger, et la part de vote au second tour pour Le Pen en l’élection de 2017.
La figure 2 résume les deux modèles par ordre d’importance variable. Parmi les Régions échantillon, l’indice européen de la qualité du gouvernement explique la plus grande variance de la part de vote du deuxième tour de 2022 pour Le Pen, avec une augmentation d’un écart type de l’indice prédisant une diminution d’environ 6% de la part de vote de Le Pen. La part de vote de Le Pen en 2017, la taille de la population, le statut de région d’outre-mer et le PIB par habitant expliquent tous de manière significative la variation de la part de vote de Le Pen en 2022 dans la direction attendue, tandis que le chômage et les inquiétudes concernant Covid-19 étaient statistiquement insignifiantes.
En regardant la part des votes de Le Pen parmi les Français départements, nous constatons qu’une fois de plus, l’indice européen de la qualité du gouvernement est un prédicteur significatif et négatif, mais la part des votes en 2017, le statut à l’étranger et la population sont plus pertinents dans ce modèle. L’une des raisons de cet écart pourrait être que les échantillons de l’enquête de l’indice européen de la qualité du gouvernement au niveau NUTS 2, et donc les estimations NUTS 3, qui reposent sur beaucoup moins de répondants, pourraient être moins fiables. Dans tous les cas, nous considérons cela comme une preuve que les perceptions des citoyens à l’égard des institutions expliquent plus de variation de la part des voix que des explications plus courantes telles que le PIB par habitant, le chômage ou les inquiétudes concernant le Covid-19.
Figure 2 : Prédicteurs de la part de vote Le Pen dans les régions et départements français
Noter: Effets absolus d’une augmentation d’un écart type dans chaque variable indiquée, avec la direction de l’effet indiquée (- ou +). Paris est exclu car il s’agit d’une valeur aberrante extrême sur plusieurs variables. La population et le PIB par habitant sont enregistrés et tirés d’Eurostat. Taux de chômage des 20-64 ans tiré d’Eurostat (non disponible pour NUTS 3). La menace Covid-19 de l’enquête EQI 2021 est la réponse globale à « à quel point êtes-vous inquiet pour votre santé à cause de Covid-19 » (1-4, pas du tout inquiet à très inquiet). R² = 0,94 et 0,86 dans les modèles gauche et droit respectivement. Barres noires = p<0,05, barres gris foncé = p<0,10, barres gris clair = statistiquement non significatif.
Alors que Le Pen a réussi à augmenter sa part de vote dans toutes les régions par rapport à 2017, il y avait des différences significatives dans le montant par lequel sa part de vote a augmenté. Par exemple, elle a augmenté le soutien de seulement 4,3 % en Lorraine, mais de 39,6 % en Guadeloupe. En tenant compte des niveaux initiaux des variables en 2017, dans quelle mesure les changements de nos variables entre 2017 et 2022 expliquent-ils l’évolution du soutien régional à Le Pen ? Alors que l’indice européen de la qualité du gouvernement n’indiquait pas le niveau NUTS 3 en 2017, nous pouvons examiner cette question pour le NUTS 2, Régions niveau.
Dans la figure 3, nous observons un effet significatif de l’indice européen de la qualité du gouvernement. Un écart type d’amélioration des perceptions de la gouvernance régionale depuis 2017 a réduit le changement de soutien à Le Pen de près de 4 %. Ni les variations du PIB par habitant ni les taux de chômage n’expliquent les variations du soutien à Le Pen lorsqu’on tient compte de l’indice européen de la qualité du gouvernement. Les niveaux de 2017 montrent qu’au départ, les régions les plus riches ont enregistré des augmentations plus importantes de la part de vote de Le Pen en moyenne, tandis que les régions avec une meilleure qualité institutionnelle perçue, un soutien plus urbain et déjà plus fort à Le Pen ont vu de plus petites augmentations de sa part de vote, toutes choses étant égales par ailleurs. Cela démontre une preuve plus forte, potentiellement causale, de l’effet de la qualité institutionnelle perçue sur un soutien plus faible au populisme de droite.
Figure 3 : Évolution des variables clés depuis 2017 et évolution du soutien régional à Le Pen (2017 à 2022)
Noter: La variable dépendante est l’évolution du soutien à Le Pen de 2022 à 2017. ‘Δ’ indique l’évolution de 2017 à 2022. R² = 0,93. Voir la note de la figure 2 pour plus de détails.
Le mandat d’Emmanuel Macron a été en proie à de multiples crises, depuis les manifestations des « gilets jaunes » contre sa taxe sur les carburants, la pandémie de Covid-19 et actuellement l’inflation, et la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. L’effet « je ne supporte pas l’autre gars » sur les résultats des élections est bien sûr important : de nombreux citoyens choisissent Le Pen pour protester contre Macron (et vice versa). D’autres, en particulier de gauche, n’ont même pas pu se boucher le nez et voter pour l’un ou l’autre de ces candidats et se sont tout simplement abstenus.
Cela pourrait au moins en partie expliquer les meilleures performances de Le Pen dans certaines régions où elle avait auparavant de mauvais résultats. Alors que les préoccupations économiques et le chômage sont généralement promus dans les médias comme des causes de soutien au populisme de droite, l’amélioration de ces facteurs peut ne pas étouffer le soutien aux populistes de droite. De plus, Le Pen a obtenu de mauvais résultats dans les zones urbaines avec une plus grande population d’immigrants. Bien que les différences idéologiques entre Le Pen et la gauche est frappant, ils semblent être unis par une chose : la perception que les services publics sont en proie à l’inégalité, à la discrimination et aux préjugés, et qu’ils sont perçus comme profitant à quelques-uns et bien connectés au détriment du plus grand nombre. Ce facteur est sans aucun doute une force politique ayant le potentiel de changer le paysage électoral de manière décisive et devrait recevoir une plus grande attention de la part des journalistes et des chercheurs.
Remarque : Cet article donne le point de vue des auteurs, et non la position d’EUROPP – European Politics and Policy ou de la London School of Economics. Crédit image en vedette : LoboStudio Hamburg sur Unsplash