L’omerta | L’actualité


C’est vrai ça, on ne voit pas souvent ce qui se passe dans les couloirs des hôpitaux. On dirait que chaque fois qu’on veut illustrer ce qui se déroule dans le système de santé, on se sert d’images génériques. Des civières. Des tableaux. Des pilules. Des gens en jaquette. Un peu comme quand on veut illustrer l’obésité. On montre des gens de dos, assis, toujours cadrés à la nuque, pour que personne ne les reconnaisse. Des codes visuels durent on est tellement habitués qu’ils ne sont pas remis en cause.

Quand le journal n’a pas de photos de la scène de crime, on met des gyrophares. Quand on n’a pas de photos de l’accident, on met une ambulance qui roule vite. Sur le sait. C’est familier. Mais là, on traverse une pandémie. Le nerf de la guerre, c’est ce qui se passe dans les hôpitaux. C’est en fonction du système de santé (et pour protéger les plus vulnérables) que tout le reste est décidé. S’il y a trop de malades, tout s’arrête, le système chauffe et puis kaput. Tout le monde devient en danger. De ton père qui tombe sur la glace à ton petit qui se pète un bras, en passant par ta femme qui accouche, ta tante qui a des cellules cancéreuses, le voisin qui a une crise d’appendicite, l’autre qui a une pierre au rein, la chimio du prof, la crise de foie du facteur, l’accident de la route, la vasectomie, les hémorragies, les psychoses, les cirrhoses, les tumeurs, les infarctus… Toute fichu.

Sans la santé, dans la vie comme dans la société, tu n’as rien. Donc, si la santé fout le camp, tout fout le camp. Normal que pendant une pandémie, le bateau s’arrête pour sauver le moteur. On s’est beaucoup battu pendant cette crise pour faire comprendre à certains amplificateur de la catastrophe. M. Legault s’est époumoné quotidiennement à répéter l’importance de protéger le système de santé. Pourtant, sur dirait que pour une partie de la population, c’est resté flou. Je ne parle pas de ceux qui, la trentaine ou la quarantaine avancée, n’ont toujours pas réglé leur crise d’adolescence. Ceux qui, pour la raison de «tu gâches ma vie! », En veulent à leurs parents et font maintenant un transfert sur toute forme d’autorité. Ceux-là sont épuisants, et je préfère ne pas bâtir une société en fonction habilitée. Je parle des gens visuels. Ou de ceux pour qui un hôpital, c’est loin. Ils n’ont pas besoin d’aller, ils ne connaissent personne qui y travaille, ils sont en bonne santé et compatissent avec les infirmières, mais pas longtemps.

Je parle aussi de ceux qui ne comprennent pas les concepts. Il y a des gens pour qui c’est trop compliqué. Et je ne le dis pas de façon condescendante; pour une partie de la population, il faut expliquer les choses de manière simple, sans concept. Par exemple, «s’isoler». Ce n’est pas si concret que ça, «s’isoler». Rester chez soi et ne pas sortir, ne pas aller à l’épicerie ni à la pharmacie, avoir quelqu’un qui le fait pour soi. Ça, c’est clair. Ce n’est pas infantiliser, c’est s’assurer que le message se rend partout.

Au téléjournal, il y a eu un reportage sur l’établissement où travaille mon mari. J’y suis allée quelques fois avant la pandémie. Depuis le mois de mars dernier, mon mari vit avec la pression d’un système de santé qui suffoque. Il bosse dans un hôpital psychiatrique, le reportage portait sur l’aile COVID de l’institut. En voyant les images, je me suis rendu compte que même moi qui côtoie de très près quelqu’un qui est directement touché par l’état du système de santé, je n’avais aucune idée de ce qui se déroulait à l’intérieur. Même si on en discute, même si je connais à peu près son quotidien, même si je comprends les enjeux, rien ne parle autant que des images.

L’omerta dans le système de santé doit être assez solide. Oui, bien sûr, de temps en temps, on voit dans les médias sociaux une infirmière en pleurs, un médecin qui s’est filmé dans son auto, des photos de leurs collègues qui ont la face boursouflée par des heures de N95 dans le visage … On voit tout ça. Ça contribue à démocratiser la crise. Mais le silence est bien là. Comme à la guerre. Comme pour les générations qui sont rentrées du front pour ne plus jamais en parler. L’après-crise sera-t-elle pareille? Aurons-nous raté l’occasion de vraiment comprendre ce qui se passait dans les couloirs de nos hôpitaux? Sommes-nous prêts à le voir? Je ne sais pas où est l’équilibre entre la pudeur, l’éthique de protection des malades et le droit à l’information. Mais depuis que j’entends des voix s’élever pour que les portes s’ouvrent et que les images circulantes, je me rends compte qu’on a beau me parler de la situation dans les hôpitaux depuis des mois, je ne sais pas trop ce qui s’y passe concrètement. La faute à la politique? À l’omerta? Peut-être que c’est moi, au fond, qui ne comprend pas les concepts.

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