Les dysfonctionnements majeurs de l’amende proportionnelle | Interview


La rédaction : Qu’appelez-vous « amende proportionnelle » ?

Christophe Ingrain et Rémi Lorrain : Il s’agit d’une amende dont le plafond légal encouru n’est pas fixe, qui au contraire varie en fonction d’une assiette. Quelques exemples peuvent être cités : l’auteur d’une fraude fiscale encourt une amende pouvant être portée au double du produit de l’infraction ; un receleur peut être condamné à une amende pouvant atteindre la moitié de la valeur des biens recelés ; en matière d’infractions boursières, les personnes morales peuvent se voir infliger des amendes égales à 15 % de leur chiffre d’affaires annuel, etc. Le législateur prévoit ainsi un mécanisme permettant d’aller au-delà de l’amende fixe encourue, en déterminant une assiette qui va être multipliée par un coefficient prédéterminé.

L’idée est de punir le justiciable proportionnellement soit au profit qu’il a retiré de l’infraction (lorsque l’amende est exprimée en fonction du produit de l’infraction), soit aux efforts financiers déployés pour la commettre (lorsque l’amende est exprimée en fonction de l’instrument de l’infraction), soit encore au bien sur lequel l’infraction a porté (lorsque l’amende est exprimée en fonction de l’objet de l’infraction), soit enfin, et de manière plus décorrélée de l’infraction, en tenant compte du chiffre d’affaires de la personne morale auteure.

Le mécanisme est très ancien, la loi des Douze Tables le prévoyait déjà en matière en vol. Mais, ces dernières années, le législateur a multiplié les possibilités d’y recourir, notamment en matière de droit pénal des affaires, et cela a entraîné des problèmes majeurs.

La rédaction : De telles peines sont-elles encourues fréquemment dans vos dossiers ? Peut-on en dresser une typologie ?

Christophe Ingrain et Rémi Lorrain : Près d’une centaine d’incriminations sont concernées par ce mécanisme. L’amende proportionnelle se rencontre essentiellement en matière correctionnelle, et en particulier en matière d’infractions d’affaires : atteintes à la probité (corruption, favoritisme, prise illégale d’intérêts, etc.), pratiques commerciales interdites ou réglementées, délits boursiers, fraude fiscale, etc. Cette amende se retrouve également en matière de blanchiment et de recel.

Sa spécificité est que son montant exact ne résulte pas de la simple lecture du texte d’incrimination. Il dépend du dossier lui-même. Quel est le montant des droits éludés ? Quelle est la valeur de la montre offerte en contrepartie de l’attribution illégale d’un marché public ? Quelles sont les sommes investies dans certaines campagnes publicitaires litigieuses ? Ce sont là autant de questions dont les réponses doivent figurer dans le dossier pour que le prononcé d’une amende proportionnelle soit possible. Et s’il n’est pas possible de déterminer l’assiette proportionnelle, seule l’amende fixe sera alors encourue.

En matière d’amendes proportionnelles, l’amende encourue est par hypothèse fortement dépendante d’une donnée factuelle : l’assiette de l’amende. Or cette immixtion du fait – et donc d’une donnée nécessairement sujette à discussion – dans le domaine normalement prévisible, voire certain, qu’est celui de l’amende encourue pose de nombreuses difficultés.

La rédaction : Pourquoi est-ce si difficile de déterminer l’assiette ?

Christophe Ingrain et Rémi Lorrain : D’un point de vue théorique, tout d’abord, les notions d’instrument, d’objet et de produit de l’infraction demeurent mal définies. Les arrêts tranchant la question –  comme le récent arrêt rendu en matière de fraude fiscale et de blanchiment (Crim. 11 sept. 2019, n° 18-81.040, Dalloz actualité, 7 oct. 2020, obs. J. Gallois ; D. 2019. 1712, et les obs. ; ibid. 2020. 567, chron. A.-L. Méano, L. Ascensi, A.-S. de Lamarzelle, M. Fouquet et C. Carbonaro ; AJ pénal 2019. 564 ; ibid. 498, étude J. Lasserre Capdeville ; RTD com. 2019. 1021, obs. B. Bouloc ; ibid. 2020. 506, obs. L. Saenko ) – sont rares. Malheureusement, en l’absence de définitions claires, il est parfois impossible d’évaluer à l’avance la peine qu’encourt réellement tel ou tel prévenu.

Outre ces difficultés théoriques, nous rencontrons également des difficultés pratiques. Prenons l’exemple d’un immeuble qui serait le produit d’une infraction. S’il faut prendre en compte sa valeur au jour de la commission des faits (et non au jour des poursuites), il s’agira donc de déterminer la valeur d’un immeuble parfois cinq, quinze ou vingt-cinq ans après les faits (compte tenu des délais d’enquête, d’instruction et d’audiencement) car cette évaluation permettra de déterminer la peine encourue par le justiciable. Pour certaines amendes indexées sur le chiffre d’affaires de la personne mise en cause, la question du chiffre à prendre en compte demeure également incertaine. Ce sont, là encore, des interrogations qui laissent les prévenus composer avec l’inconnu.

La rédaction : Outre ce sujet de détermination de l’assiette, quelles sont les autres difficultés auxquelles vous êtes confrontés ?

Christophe Ingrain et Rémi Lorrain : On s’aperçoit que l’amende proportionnelle est incompatible avec de nombreuses dispositions traditionnelles du droit pénal et de la procédure pénale.

Un exemple : les personnes morales encourent en principe le quintuple des amendes prévues pour les personnes physiques (conformément à l’article 131-38 du code pénal). Cette règle est-elle applicable aux amendes proportionnelles ? A priori, non. Multiplier par cinq des amendes proportionnelles déjà très élevées conduirait indéniablement à des excès. L’inapplicabilité est, en outre, affirmée par de nombreux acteurs auxquels le justiciable se fie légitimement. La direction des affaires criminelles et des grâces n’applique pas la règle du quintuple dans une circulaire (circ. DACG, 18 avr. 2017, p. 21) ; le parquet national financier et l’Agence française anticorruption (AFA) ne l’appliquent pas davantage dans leurs lignes directrices sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) lorsqu’ils rappellent la peine encourue par une personne morale en cas de corruption active et en l’absence de conclusion d’une CJIP (v. Lignes directrices sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d’intérêt public, 26 juin 2019, p. 4), réaffirmant ainsi une position plus ancienne de l’AFA (AFA, Point sur la problématique des conflits d’intérêts, sept. 2018, p. 3). Et pourtant, le même parquet national financier, signataire de ce document, requiert parfois le quintuplement d’amendes proportionnelles à l’égard de personnes morales lors d’audiences devant le tribunal correctionnel ! C’est dire le flou qui entoure la peine encourue.

Finalement, les avocats en sont réduits à communiquer à leurs clients des dizaines d’hypothèses envisageables sur la peine véritablement encourue. Dans certains de nos dossiers, les hypothèses envisagées varient du simple à plus du décuple. Comment peut-on, à ce point, être réduit à autant d’incertitudes dans un domaine où la sécurité juridique devrait être de mise ?

La rédaction : L’amende proportionnelle s’articule donc mal avec les grands principes du droit pénal et de la procédure pénale ?

Christophe Ingrain et Rémi Lorrain : C’est malheureusement exact !

La question du concours réel en est une illustration parmi d’autres mais sans doute la plus topique. On sait qu’en cas de poursuite simultanée pour plusieurs infractions d’un même auteur, le concours réel d’infractions empêche un cumul des peines d’amendes car la juridiction de jugement ne peut prononcer qu’une seule peine de même nature dans la limite du maximum légal le plus élevé. Ainsi, par exemple, en cas de renvois devant le tribunal correctionnel d’une même personne pour une infraction n° 1 (pour laquelle l’auteur encourt 50 000 €), une infraction n° 2 (pour laquelle l’auteur encourt 75 000 €) et une infraction n° 3 (pour laquelle l’auteur encourt 100 000 €), le tribunal correctionnel ne pourra pas condamner la personne renvoyée à 225 000 €, mais uniquement à une peine maximum de 100 000 €.

Du fait de cette règle, le ministère public a pris l’habitude, lorsqu’une personne est poursuivie pour plusieurs infractions recouvrant la même qualification (par exemple, cent quinze vols distincts) de poursuivre la personne pour vol commis entre le X et le Y, en l’espèce de cent quinze objets.

Dans ce cas particulier, s’agissant de l’amende encourue qui est une amende fixe, cela n’a pas d’impact d’être poursuivi pour un vol de cent quinze objets ou pour cent quinze vols d’un objet, compte tenu de la règle du non-cumul des peines.

Mais, lorsque vous encourez une peine d’amende proportionnelle, cela change tout. Au lieu d’être poursuivie pour trois délits de corruption bien distincts, la personne est, par exemple, poursuivie pour un délit de corruption se rattachant à trois marchés distincts. Ainsi, avec ce choix de poursuite erronée, les trois produits distincts d’infractions distinctes deviennent artificiellement le produit d’une infraction unique et continue. Cela conduit à l’agrégation de plusieurs produits de corruptions normalement distinctes, et donc à faire encourir des amendes injustement élevées.

Il n’est évidemment pas question ici de mettre sur un même plan des années de privation de liberté et des amendes, mais ce sont notamment les principes et règles qui viennent d’être rappelés (non-cumul des peines, concours réel) qui empêchent qu’une personne physique puisse être condamnée à cent soixante-quinze années d’emprisonnement. Une telle condamnation nous choquerait tous, et à raison. De façon similaire, l’irrespect des règles en matière d’amendes devrait interpeller, voire choquer. Ces excès sont parfois justifiés par la volonté que « le crime ne paie pas », mais affirmer cela revient à confondre les rôles de la confiscation et de l’amende.

Il résulte de tout cela un système bancal qui permet de cumuler à peu près tout et qui supprime le lien pourtant indispensable qui doit exister entre la gravité du comportement et l’amende encourue. La logique répressive se perd et le justiciable est dépourvu face à des situations parfois absurdes.

La rédaction : Vous évoquez effectivement quelques situations absurdes au sein de votre double étude dans l’AJ pénal, pouvez-vous nous donner un exemple ?

Christophe Ingrain et Rémi Lorrain : Prenez celui « de l’emprunt de pénalité » applicable en cas de recel ou blanchiment. En résumé, lorsque l’infraction dont provient le bien recelé – ou blanchi – est punie d’une peine supérieure à cinq (recel simple) ou dix (recel aggravé) ans d’emprisonnement, le receleur – ou le blanchisseur – est puni des peines attachées à l’infraction primaire dont il a eu connaissance.

Si on applique ce principe (C. pén., art. 324-4) aux amendes proportionnelles, un blanchiment aggravé de fraude fiscale aggravée est, d’un point de vue financier, moins sévèrement réprimé qu’un blanchiment simple de fraude fiscale aggravée. Dans certaines circonstances, un avocat défendant une personne morale pourrait donc avoir intérêt à plaider l’aggravation du délit reproché à son client et le parquet avoir intérêt à abandonner des circonstances aggravantes ! Cet exemple qui vient, là encore, décorréler la gravité d’une infraction avec la peine encourue démontre la nécessité d’avoir une réflexion globale sur cette amende atypique.

La rédaction : Quels sont les points de vigilance auxquels doit s’attacher la défense ?

Christophe Ingrain et Rémi Lorrain : Ils sont nombreux.

Le caractère atypique de l’amende proportionnelle oblige à veiller à une quantification correcte de l’assiette de l’amende à tous les stades de la procédure pénale, même les plus préliminaires. Le cautionnement, par exemple, tient notamment compte de l’amende encourue. Plus l’amende encourue est lourde, plus le cautionnement peut être élevé. Donc, par définition, dès ce stade, il importe de circonscrire correctement l’assiette de l’amende proportionnelle. Car on constate des cautionnements records au stade de l’instruction qui se fondent sur des amendes proportionnelles qui ne sont pas encore véritablement déterminées. Qui plus est, bien que l’assiette utilisée à ce stade ne lie pas les juges du fond, il paraît préférable pour le mis en cause de ne pas arriver à l’audience avec un tel cautionnement sans lien avec les infractions finales dont l’individualité aura peut-être été précisée au cours de l’instruction.

Au stade de la saisine de la juridiction de jugement, il s’agira, comme évoqué, de veiller à ce que l’acte de saisine individualise chaque infraction en concours afin que l’amende proportionnelle ne soit pas artificiellement augmentée. À cet égard, devront notamment être vérifiés la période de prévention, la qualification d’infraction instantanée ou continue et le quantum de l’assiette. En présence de plusieurs infractions faisant encourir une amende proportionnelle, plus les infractions seront qualifiables d’instantanées, moins la peine encourue d’amende proportionnelle dans le dossier sera élevée.

Mais il faudra aussi veiller aux hypothèses de récidive, de coaction, de complicité, etc., que nous évoquons également dans l’article de l’AJ pénal.

La rédaction : Quelles évolutions préconisez-vous ?

Christophe Ingrain et Rémi Lorrain : À notre sens, ce n’est finalement pas tant le principe même des amendes proportionnelles qui pose problème que l’absence de régime propre à ces amendes. Les incertitudes sont nombreuses et les enjeux réels. Que l’on se place sur le terrain préventif ou sur le terrain répressif, tout justiciable devrait pouvoir être en mesure d’apprécier la portée de ses actes. Ce n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui. Il serait donc opportun que le régime applicable aux amendes proportionnelles soit précisé.

 

Propos recueillis par Maud Léna, rédactrice en chef de l’AJ pénal

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