Les cueilleurs de champagne traités « comme des chiens »
Le procureur français ouvre deux enquêtes pour trafic d’êtres humains après la fermeture par la France de sites d’hébergement pour vendangeurs.
© Shutterstock | Les événements récents impliquant les vendangeurs ont révélé les dessous sombres de la Champagne.
Plus de 50 Africains ont été transportés de Paris vers le village de Nesle-Le-Repons dans la vallée de la Marne en septembre pour récolter les raisins lors des vendanges champenoises de cette année.
Ils étaient hébergés dans des conditions sordides, inhumaines et de fortune, dans un bâtiment au sol en terre battue, sans plafond et avec peu d’eau chaude.
A la suite d’une inspection déclenchée par la plainte d’un voisin, les autorités françaises ont fermé le 15 septembre leur logement, le qualifiant d’« indigne et insalubre », avec des « sanitaires dans un état répugnant ».
Au cours de la semaine dernière, les 52 vendangeurs ont raconté aux médias et aux syndicats français combien ils étaient mal nourris, non payés et effectivement traités comme des esclaves.
Les vendangeurs, dont beaucoup sont d’origine ouest-africaine, ont raconté qu’on leur avait donné un paquet de riz à manger, des raisins et des sandwichs « non comestibles », et qu’ils leur avaient promis 80 euros par jour pour cueillir des raisins de Champagne – des frais qui ils disent qu’ils ne leur ont jamais été payés.
« Nous avons été traités comme des chiens, car nous n’avions pas beaucoup à manger et nous avons dormi dans un bâtiment, parqués comme des moutons », a déclaré Mahamadou, un vendangeur malien au journal français L’Humanité le 21 septembre.
De nombreux cueilleurs hébergés à Nesle-Le-Repons travailleraient sans papiers d’identité ni documents légaux.
Anavim, apparemment une agence de recrutement basée à Paris, serait responsable de « l’embauche » des préparateurs, selon les préparateurs.
Dans un reportage de la chaîne de télévision française TF1 la semaine dernière, sa propriétaire, Svetlana Goumina, de nationalité russe selon le fichier officiel français des entreprises, a nié les allégations de traite d’êtres humains.
Toutefois, vendredi 22 septembre, le procureur de la République de Châlons-en-Champagne a annoncé l’ouverture de deux enquêtes dans des affaires de trafic d’êtres humains impliquant des vendangeurs.
La procureure Céline Fassey a déclaré que l’enquête n’était pas liée à la mort de quatre vendangeurs en Champagne lors d’une canicule ce mois-ci, ni à un cinquième décès au cours duquel un vendangeur a été retrouvé mort dans une tente.
Fassey a déclaré aux journalistes français que le parquet enquêtait sur « plusieurs sociétés » impliquées dans le trafic d’êtres humains, ce qui pourrait entraîner des amendes substantielles et l’emprisonnement des responsables. Elle n’a pas nommé les agences de recrutement ni leurs sous-traitants.
Dans un deuxième cas de traite d’êtres humains signalé lors de ces vendanges, 18 cueilleurs bulgares étaient hébergés dans des conditions dangereuses dans une maison du village de Cuis sur la Côte des Blancs en Champagne, près d’Epernay.
La préfecture française locale a fermé le logement le 18 septembre et a décrit les toilettes et les espaces communs de la maison comme étant dans un « état répugnant », les cueilleurs étant menacés par une installation électrique dangereuse et de mauvaise qualité.
Deux autres centres d’hébergement de fortune abritant des vendangeurs d’Europe de l’Est ont été fermés en septembre pendant les vendanges champenoises.
Le 13 septembre dernier, les autorités françaises ont fermé un site d’hébergement dans le village champenois de Vinay, dans lequel 73 vendangeurs d’Europe de l’Est étaient hébergés dans des conditions indignes dans des tentes installées dans les serres des pépinières de l’entreprise agricole L’Orge Fleur.
Quelques jours plus tôt, le 8 septembre, la préfecture française locale avait ordonné le relogement de 160 vendangeurs ukrainiens après avoir déclaré que les conditions du bâtiment où ils logeaient dans le village de Mourmelon-Le-Petit étaient qualifiées de « dangereuses » et « mauvais pour la santé. »
Par ailleurs, le syndicat français CGT, qui surveille la situation des vendangeurs en Champagne, aurait déclaré avoir dénoncé l’existence d’un camping de fortune dans le village de Moussey dans lequel les vendangeurs n’avaient « ni eau, ni électricité ».
Un réseau enchevêtré de sous-traitants
Les investigations du ministère public français ont soulevé de nouvelles questions sur le mode opératoire et la responsabilité juridique des maisons et vignerons de Champagne ainsi que des agences de recrutement sous-traitées employées chaque année pour recruter environ 120 000 vendangeurs nécessaires lors des vendanges champenoises.
Les maisons de Champagne, qui nécessitent un nombre élevé de vendangeurs à chaque vendange, sous-traitent le recrutement à des agences qui, à leur tour, peuvent sous-traiter à d’autres entreprises pour faire venir des vendangeurs.
« Le manque de contrôle sur toute la chaîne de sous-traitance permet l’existence de l’esclavage moderne et de la traite des êtres humains », a déclaré Sabine Duménil, secrétaire générale de la section Marne du syndicat CGT.
« Dans les cas de cette année, nous n’avons pas pu établir quelles maisons et producteurs de Champagne ont sous-traité des agences de recrutement. – des agences qui sous-traitent également du travail à d’autres entreprises », a déclaré Duménil.
Cependant, dans un communiqué commun publié lundi, les coprésidents du Comité de Champagne (CIVC), Maxime Toubart et David Chatillon, se sont engagés à redoubler d’efforts pour éviter que de telles situations dramatiques ne se reproduisent.
« Nous avons appris que certains vendangeurs ont été hébergés dans des conditions inhumaines. Nous condamnons fermement ce comportement inqualifiable. Nous devons agir sans délai pour que ces situations ne se reproduisent plus. »
Toubart et Chatillon, qui représentent respectivement les vignerons et les maisons de Champagne, ont déclaré qu’il était de leur « responsabilité collective » de mettre fin à de tels comportements. Sans préciser les mesures qu’ils adopteraient en la matière, ils ont souligné que la sécurité et la protection des vendangeurs constituaient une « priorité absolue ».
La CGT accuse les maisons et producteurs de Champagne de non-respect de la loi française qui leur impose certaines responsabilités et obligations concernant la vigilance sur les conditions d’hébergement des vendangeurs, même lorsque les maisons de Champagne sous-traitent le recrutement et lorsque les sous-traitants sous-traitent travailler avec des agences de recrutement plus petites.
Si les entreprises sous-traitantes ne parviennent pas à assurer les conditions humaines légales, les maisons de Champagne sont obligées de prendre en charge l’hébergement collectif des vendangeurs et de veiller au respect des règles françaises d’hygiène et de sécurité, a indiqué la CGT.
Elle a déploré l’insuffisance des contrôles exercés sur les agences de recrutement employées par les maisons et producteurs de Champagne pour recruter les vendangeurs.
La traite des êtres humains prioritaire en Champagne
En juin 2022, deux propriétaires de la société de recrutement Rajviti ont été condamnés à trois ans d’emprisonnement et à payer 100 000 € (106 479 dollars) pour le trafic de près de 200 vendangeurs afghans après avoir perdu leur appel contre des accusations de traite d’êtres humains.
Un employé de la marque de Champagne Veuve Cliquot, propriété du groupe LVMH (Moët Hennessy Louis Vuitton), a été exonéré de toute responsabilité ou accusation. La maison de Champagne avait déclaré ignorer la situation des vendangeurs.
Veuve Cliquot avait sous-traité le recrutement au cabinet de recrutement Vitichenille, qui à son tour sous-traitait Serviti, ce qui conduisait ensuite à sous-traiter Rajviti pour embaucher des vendangeurs. Rajviti avait fait appel de la condamnation de l’affaire qui a débuté en 2020.
Au cours de l’affaire, des avocats représentant des agences de recrutement se sont plaints du fait que leurs clients subissaient des pressions de la part des maisons de Champagne pendant ou avant les vendanges et finissaient par sous-traiter à d’autres entreprises pour s’assurer d’avoir suffisamment de vendangeurs.
En septembre 2021, 130 policiers français ont participé à une opération de traite d’êtres humains en Champagne pour démanteler un réseau franco-bulgare qui impliquait le recrutement de 350 à 500 vendangeurs par an depuis 2017, selon le parquet français de Lille.
Par ailleurs, le 6 septembre dernier, le tribunal de Châlons-en-Champagne a condamné Moet-Hennessy Champagne Services à payer 17 000 € (18 113 dollars) après avoir rejeté l’appel de l’entreprise contre les accusations de non-respect de la loi sur les horaires de travail impliquant 17 vendangeurs pendant la récolte 2019.
En août de cette année, les autorités françaises ont assoupli les règles d’hébergement pendant les vendanges champenoises, permettant aux producteurs d’héberger jusqu’à 10 vignerons, au lieu de six, avec un espace minimal requis pour chacun réduit à 4,5 m2.
Cette décision devait profiter aux petits viticulteurs de Champagne plutôt qu’aux grandes maisons de Champagne.
« En raison du nombre élevé de vendangeurs nécessaires, les grandes maisons de Champagne sous-traitent des agences de recrutement, elles n’hébergent pas directement les vendangeurs », explique Julien Lonneux, PDG du producteur de Champagne Vranken Pommery Monopole.
Face aux difficultés croissantes pour sécuriser les vendangeurs pour les vendanges, plusieurs régions viticoles françaises ont de plus en plus recours aux vendanges mécanisées, pratique interdite en Champagne.
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