Les coulisses du mariage avorté entre Carrefour et Couche-Tard


En seulement une semaine, le groupe canadien a monté une offre sur Carrefour avant que Bruno Le Maire ne l’enterre en deux jours. Les deux distributeurs vont quand même préparer leurs fiançailles.

Les deux hommes ont signé la paix des braves. Le ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, Bruno Le Maire, et le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard se sont rencontrés mercredi après-midi pour s’expliquer et tirer un trait sur l’affaire Couche-Tard. « Une réconciliation post-mortem » ironise un proche de Carrefour. Car en trois jours, la semaine passée, le ministre de l’Economie a enterré une opération qui était à peine conçue. Tout le monde souhaite tourner la page. Mais sur le fond, rien n’est enterré pour toujours.

« Il faut continuer à avancer sous les radars », glisse un proche de Carrefour. Jeter les bases de ce qui pourrait revenir après l’élection présidentielle. Le ministre de l’Economie l’a d’ailleurs dit au fondateur de Couche-Tard, Alain Bouchard, lors de leur brève -18 minutes précis son entourage- entretien vendredi dernier.

« Il a dit que son refus était politique car la présidentielle est dans un an, explique un proche du groupe canadien. Alain Bouchard était scotché, mais il a bien compris qu’il pourrait revenir après ».

Avancer sous les radars

Les deux groupes vont nouer des alliances industrielles, dans la vente de carburant où excelle Couche-Tard et dans les marques distributeurs, où Carrefour est fort. Leur laboratoire sera en Pologne, le seul pays au monde commun aux deux distributeurs.

« On va apprendre à se connaitre et voir si on peut fonctionner ensemble, résume une source. Les dirigeants vont se revoir dans le cadre de ces alliances et on verra dans un an ».

De l’autre côté de l’Atlantique, les Canadiens sont plus prolixes. De retour au Canada, le directeur général de Couche-Tard, Brian Hannasch, a réitéré sa volonté de se marier avec Carrefour. Il ne ferme pas définitivement la porte: « nous continuons à surveiller la situation et restons à l’écoute« .

Aucun des deux camps ne tire un trait sur une aventure qui ressemblait plutôt à un « blitzkrieg » rare dans le capitalisme français. Il est venu deux jours à Paris, et après une simple poignée de main avec le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard, le patron du groupe canadien était prêt à dépenser 16,3 milliards d’euros en cash pour réaliser l’opération de sa vie . Une offensive qui a germé deux mois auparavant.

Tout commence en novembre dernier

En novembre dernier, l’état-major de Couche-Tard déboule en France pour faire la tournée des distributeurs. « Ils le font souvent pour s’inspirer des tendances et des produits en Europe », explique un distributeur. Le groupe canadien a repéré ce marché français en pleine restructuration, avec trop d’acteurs. Leclerc, Intermarché et Système U tirent leur épingle du jeu quand les trois autres concurrents souffrent. C’est donc Carrefour, Auchan, mais aussi Casino que Couche-Tard décident de « visiter ». Les deux premiers souffrent de leurs hypermarchés qui n’attirent plus autant de clients. Casino souffre de son endettement.

« Les Canadiens ont vu qu’en France, les dépenses alimentaires dans le budget des ménages restaient plus élevées qu’en Allemagne ou en Grande-Bretagne » décrypte un proche du groupe.

Les dirigeants de Couche-Tard se concentrent sur Carrefour. Selon la presse canadienne, ils ont visité 500 magasins Carrefour dans cinq pays ces derniers mois!

Chez Casino et Auchan, les tournées ressemblent à des visites de routines. « Ils ont adoré le poulet à emporter que vend Franprix et qui pique des clients aux boulangeries, s’amuse un proche de Casino, mais on n’a jamais senti qu’ils étaient prêts à racheter un concurrent ».

Couche-Tard a surtout bien compris que le propriétaire de Casino, Jean-Charles Naouri, n’était pas prêt à vendre. Mais que les deux principaux actionnaires de Carrefour, eux, le sont: Bernard Arnault d’abord, qui contrôle encore 10% des votes du groupe, et la famille Moulin qui compte 12%. Les propriétaires des Galeries Lafayette souffrent de la crise et ont besoin d’argent. Quant au PDG de LVMH, il est actionnaire de Carrefour depuis 2007 et n’a jamais réussi à gagner de l’argent. Lassé d’attendre, il cherche à vendre ses pièces rapidement. « Carrefour est à vendre depuis longtemps » ironise un concurrent.

Coup double pour Couche-Tard

Selon nos informations, c’est la famille Desmarais, incontournable dans le milieu des affaires au Canada, qui a développé les dirigeants et fondateurs de Couche-Tard auprès de Bernard Arnault. Le PDG de LVMH a entretenu de fortes relations en affaires avec le père, Paul Desmarais, pendant trente ans. Les dirigeants de Couche-Tard rentrent au Québec et décident en quelques semaines de passer à l’action. Entre Noël et le Jour de l’an, ils envoient une marque d’intérêt à Alexandre Bompard. Une lettre formelle suit quelques jours après, le 2 janvier. Quelques jours plus tard, le fondateur de Couche-Tard, Alain Bouchard, s’envole pour Paris et rencontre son homologue de Carrefour.

Leur premier échange, le vendredi 8 janvier, est courtois. Le canadien expose son projet de racheter Carrefour. Couche-Tard est un groupe qui dispose essentiellement de stations-essence en Amérique du Nord et en Asie. Le pétrole pèse 70% de son chiffre d’affaires et 40% de ses marges. « On leur permet de réaliser à la fois la transition alimentaire et énergétique, résume en guise de slogan un cadre de Carrefour. Ils font coup double ». En réalité, les Canadiens ont bien conscience que leur dépendance au pétrole est un handicap. Ils ont une peur bleue de l’essor de la voiture électrique et veulent changer de business model « explique un investisseur qui les connait.

Le canadien a besoin de grossir

Les dirigeants de Couche-Tard, dont le fondateur Alain Bouchard, ont aussi une contrainte personnelle forte. A la fin de l’année, ils n’auront plus les droits de vote double qui leur permet de garder la main sur leur groupe. Du coup, leur groupe deviendra « opéable » et ils ont besoin de grossir pour se mettre à l’abri. Carrefour coche toutes les cases: ils sont très présents en Europe là où Couche-Tard n’est pas, ils sont forts dans l’alimentation et surtout, ils sont à vendre.

Les premières discussions s’engagent entre les directions des deux distributeurs. La première proposition du canadien est loin d’être parfaite. Carrefour demande un meilleur prix, des engagements renforcés sur l’emploi et sur son autonomie au sein de Couche-Tard. « C’est normal, c’était le début des négociations, mais les Canadiens étaient prêts à avancer », confie un proche de Carrefour. Les dirigeants québécois retraversent l’Atlantique et dans la foulée, le week-end du 9-10 janvier, promettent de revenir avec une meilleure offre.

Quelques jours plus tard, le mardi 12 janvier, ils contactent Carrefour et proposent une nouvelle offre, notamment sur le prix. Sur une base de 20 euros par action, ils offrent 16,35 milliards d’euros. Carrefour est prêt à engager des discussions sur cette base: les dirigeants de Couche-Tard vont revenir à Paris dès le lendemain. Mais dans l’intervalle, l’information fuite sur Bloomberg et met le feu aux poudres. « Sans doute un banquier jaloux de ne pas être dans l’opération et qui a voulu la faire capoter », juge un conseiller de Carrefour.

Le PDG du groupe français, Alexandre Bompard contacte immédiatement le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, pour l’informer de la situation. Mais il est trop tard, un homme politique n’apprécie pas d’être mis devant le fait accompli. Sa réaction ne tarde pas.

Le Maire se paie Arnault et Houzé

Le mercredi soir, il lâche sur France 5 qu’il n’est « a priori, pas favorable à cette opération. […] Carrefour c’est un chaînon essentiel dans la sécurité alimentaire des Français, dans la souveraineté alimentaire des Français « . Les dirigeants de Couche-Tard ont à peine atterri à Paris qu’ils découvrent la déferlante médiatique autour de leur opération. Les échanges continuent avec Carrefour et ils cherchent à avoir un feu vert « off » de Bercy. « On pensait que Bruno Le Maire avait pris une position politique qui ne nous fermait pas la porte » confie un proche du groupe canadien.

Bruno Le Maire est dans une « séquence » politique très personnelle. Il vient de publier un livre « L’ange ou la bête » qui, après un an de crise et à 15 mois de l’élection présidentielle, vise à le mettre dans la course. Couche-Tard commet l’erreur de vouloir passer en force. Le jeudi, leurs dirigeants cherchent à rencontrer le ministre ou ses équipes. Rendez-vous est pris avec le nouveau directeur de cabinet, Bertrand Dumont, pour le lendemain matin. Les canadiens se déroulent les promesses et les engagements qu’ils sont prêts à prendre: plusieurs milliards d’investissements chez Carrefour, pas de suppressions d’emplois. Mais rien n’y fait.

Une tactique qui oblige Bruno Le Maire à ne pas céder. « Sa position était si dure dès le départ qu’il ne pouvait plus reculer au risque de se dédire » décrypte un bon connaisseur du dossier. Le lendemain, le vendredi matin, le ministre siffle la fin du match: « c’est un non courtois mais clair et définitif » lâche-t-il sur RMC. En privé, Bruno Le Maire ne décolère pas. Il fustige l’actionnaire historique de Carrefour, Bernard Arnault, qui « ne pense qu’à l’argent » glisse-t-il.

Les concessions de Couche-Tard pour Carrefour

Les relations entre les deux hommes sont mauvaises. Le PDG de LVMH ne digère pas que le ministre de l’Economie ait refusé de signer une lettre pour l’aider dans son rachat du joaillier américain Tiffany. Cette fois, son veto l’a mis « dans une rage folle » assure un banquier parisien proche de LVMH. Bruno Le Maire n’épargne pas non plus le premier actionnaire de Carrefour, Philippe Houzé, dont la famille compte 12%. Lors d’un entretien téléphonique, il est le propriétaire des Galeries Lafayette dans ses cordes « tu es bien content de venir nous voir quand tu as besoin d’un PGE », lui lâche-t-il. L’enseigne de grands magasins a décroché quelques jours plus tôt un prêt garanti par l’Etat de 300 millions d’euros pour résister à la crise.

Chez Carrefour, c’est la douche froide. « C’est hallucinant qu’un ministre de l’Economie rejette une opération sans même l’avoir étudiée, s’agace encore un proche du groupe. Pourtant, on avait beaucoup avancé avec Couche-Tard ».

Durant les 48 heures de négociations officielles, les Canadiens avaient proposé leur nouvelle offre. Ils avaient consenti à ce que Carrefour conserve son siège à Paris, et que le nouveau groupe formé, « Couche-Tard-Carrefour » reste coté à la Bourse de Paris. Preuve de leur volonté de ne pas avaler Carrefour, les Canadiens étaient prêts à laisser Alexandre Bompard devenir co-directeur général du futur groupe, aux côtés de Brian Hannasch. Un équilibre et un partage des rôles difficiles à tenir lors d’une grande opération de rapprochement. Les deux hommes ont désormais un pour apprendre à se connaitre.

Matthieu Pechberty Journaliste BFM Business

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