Le nouveau mantra de la France : liberté, égalité, souveraineté numérique


Le nouveau mantra de la France : liberté, égalité, souveraineté numérique

Lorsque les gouvernements européens ont déclaré le 28 janvier « Journée de la protection des données » en 2006, peu aux États-Unis ont pris cette décision au sérieux. Il a fallu trois ans au Congrès américain pour emboîter le pas et reconnaître cette date comme une occasion de s’engager en faveur de la confidentialité des données. Aujourd’hui, alors que la France prend de nouvelles mesures pour réduire l’exposition de l’Europe à la domination technologique américaine (et dans une certaine mesure chinoise), les États-Unis ne peuvent plus se permettre d’être surpris en train de faire la sieste.

La France assure la présidence tournante du Conseil des ministres de l’Union européenne (UE) pour le premier semestre 2022, un perchoir idéal pour poursuivre ses ambitions numériques. En plus de présider un défilé sans fin de réunions obscures du Conseil, les Français convoquent une conférence publique de deux jours, à partir d’aujourd’hui, intitulée « Construire la souveraineté numérique de l’Europe ».

Lundi, l’accent est mis sur « les quatre piliers qui sous-tendent la souveraineté numérique européenne : la sécurité, l’innovation, la réglementation et les valeurs, et l’ouverture », passant en revue les mesures que le bloc a prises jusqu’à présent et planifiant les mouvements futurs. (« Valeurs » est souvent un code pour résister au bras long des agences de renseignement et d’application de la loi américaines, mais « l’ouverture » ​​est un clin d’œil qui contrebalance l’adhésion traditionnelle de l’UE au libre-échange, bien qu’affaiblie.) Le mardi sera consacré à « nourrir les champions européens », mettant en vedette les entrepreneurs technologiques du continent, en particulier ceux des petites entreprises.

Il ne s’agit pas simplement d’une autre manifestation du penchant de l’UE pour l’élaboration des politiques par conférence. Agitant le drapeau de la souveraineté numérique est une bonne politique intérieure pour le président français Emmanuel Macron, d’autant plus que l’élection présidentielle du pays approche. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire et le secrétaire d’État à l’Économie numérique Cédric O ont été à l’avant-garde des efforts visant à développer des alternatives locales aux fournisseurs de services cloud étrangers. L’année dernière, ils ont lancé une « stratégie cloud de confiance » (« nuage de confiance ») établissant des critères de protection des données françaises vis-à-vis des lois américaines. Des entreprises telles que Microsoft et Google ont créé des joint-ventures avec des partenaires français pour proposer leurs services sans interruption. La France a également l’intention de chercher un successeur local à Microsoft pour héberger son Health Data Hub (HDH) lié au COVID.

Mais même ces mesures se sont révélées insuffisantes pour protéger des gouvernements comme celui de Macron des allégations nationales selon lesquelles ils sont trop à l’aise avec Big Tech. Le 25 janvier, Virginie Joron, membre du parti de droite Rassemblement national de la rivale présidentielle de Macron, Marine Le Pen, a dénoncé la décision initiale du gouvernement français de laisser Microsoft héberger le HDH. « Vous avez introduit des géants américains dans les données des administrations françaises, au coeur même de l’Etat », a-t-elle déclamé au Parlement européen, selon un Politique rapport. Valérie Pécresse, candidate présidentielle de centre-droit, a exprimé des critiques similaires sur le rôle des géants américains de la technologie dans un récent discours au Parlement français. La gauche française est également intervenue.

Ces mesures nationales s’accompagnent d’un programme de politique numérique de l’UE en constante progression. En 2019, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a affirmé qu' »il n’est pas trop tard pour atteindre la souveraineté technologique » dans des domaines technologiques critiques. Thierry Breton, un ancien cadre technologique français qui est maintenant le plus haut responsable de l’UE pour le marché intérieur, a joué le rôle de point de repère pour des mesures visant à promouvoir les fournisseurs européens de services cloud et à semer les avancées continentales dans les nouvelles technologies telles que la blockchain, l’informatique quantique et les semi-conducteurs. Margrethe Vestager, la responsable de la concurrence du bloc, a fait la une des journaux avec sa volonté de contester les pratiques commerciales des géants américains de la technologie.

La loi sur les marchés numériques et la loi sur les services numériques, qui visent à lutter contre la domination économique et l’impact social des puissantes plateformes en ligne, sont sur le point d’être promulguées. La Commission européenne a proposé une loi sur l’intelligence artificielle, visant, entre autres, à réglementer les utilisations de l’IA dans les domaines de l’éducation, de l’emploi et des avantages publics. L’UE a déjà promulgué la loi sur la gouvernance des données, qui devrait améliorer le partage des données détenues par le gouvernement avec des entités du secteur privé désireuses de les exploiter. Un projet de loi complémentaire, la loi sur les données, qui doit être proposé plus tard ce mois-ci, vise également à faciliter le partage entre entreprises et entre entreprises et gouvernement de données principalement industrielles.

Le concept de souveraineté numérique joue ainsi un rôle à la fois offensif et défensif dans la présidence française de l’UE. En organisant des conférences et en présidant des réunions des États membres du groupement, le gouvernement Macron peut contribuer à faire avancer la législation numérique européenne vers son aboutissement. Ces efforts, ainsi que les initiatives nationales visant à entraver les géants étrangers du cloud, peuvent également aider à immuniser Macron contre les accusations de ses rivaux présidentiels.

Comme Frances Burwell et moi-même l’avons soutenu dans un document pour le Conseil de l’Atlantique en juin 2020, presque toutes les nouvelles propositions législatives numériques de l’UE visent à exercer un plus grand contrôle sur les données européennes. Il est indéniable que l’idée de souveraineté numérique est aujourd’hui un élément moteur des débats sur la politique technologique européenne. Et l’effet d’entraînement des décisions prises à Bruxelles et dans d’autres capitales européennes se fera sentir outre-Atlantique.


Kenneth Propp est chercheur principal non résident au Centre européen de l’Atlantic Council.

Lectures complémentaires

Image : Le logo de la présidence française de six mois de l’Union européenne est visible lors de la conférence ministérielle de l’UE « Construire la souveraineté numérique de l’Europe » au ministère de Bercy à Paris, France, le 7 février 2022. Photo de Sarah Meyssonnier/REUTERS

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