«Halte à l’escalade budgétaire dans le sport!». La tribune de Gilbert Grellet – Économie


Il n’a pas gagné le Vendée Globe, qui vient de s’achever aux Sables-d’Olonnes. Mais Jean le Cam a laissé sa marque sur la 9e édition de ce cours célèbre à la voile en solitaire autour du monde. Et pas seulement parce qu’il a terminé 4e de l’épreuve avec un voilier «ancien modèle» à dérive classique – sans foils – après avoir secouru Kevin Escoffier, un de ses concurrents, naufragé au large de l’Afrique du sud. Le «Roi Jean» a aussi profité de l’occasion pour clamer haut et fort ce que nous ressentons depuis des années: les excès financiers et technologiques ont dénaturé la voile, comme d’autres sports de haut niveau, et il est temps d ‘ y remédier.

Selon lui, il faut interrompre l’escalade budgétaire qui accompagne ce type d’épreuve, notamment depuis l’installation des bateaux équipés de foils, dispositifs de lames amovibles permettant de soulever hors de l’eau la coque des voiliers, qui vont ainsi plus vite. Ces «foilers» n’ont «rien à faire» sur le «Vendée» et représentent «beaucoup d’énergie, de casse-tête et d’argent pour pas grand-chose», a déclaré Le Cam peu après son arrivée.

Son combat semble perdu d’avance, si l’on en croit les commentaires des milieux nautiques et des journalistes spécialisés, hypnotisés par les foils qui ont révolutionné la voile de compétition depuis une quinzaine d’années et qui tablent sur une poursuite de cette évolution . Et ce, grâce à de lourds investissements qui ont besoin d’accès renchéri le coût aux épreuves comme le Vendée Globe. «Aujourd’hui, ce cours devient financièrement inaccessible, il y a des bateaux à 6-7 millions d’euros» précise Le Cam, qui a dépensé nettement moins pour son vieil Imoca de 60 pieds (18,2 m) «Yes we Cam ».

Certains budgets pour le «Vendée» approchent désormais les 10 millions d’euros, ce qui équivaut au seul coût de construction en France des multicoques géants de la récente classe Ultime (32 m). Ces derniers ambitionnent eux aussi, grâce aux foils, de naviguer encore plus vite autour du globe et de conquérir le trophée Jules Verne qui récompense le parcours le plus rapide autour du monde (deux d’entre eux, «Sodebo» et «Gitana 17» , ont échoué fin 2020 et début 2021 à battre le record de 40 jours et 23 heures détenu depuis 2017 par Francis Joyon).

«Cette évolution qui travestit la voile, à peine freinée financièrement par la crise du coronavirus, est-elle inéluctable? Pas sûr et des voix commencent à s’élever pour essayer de calmer le jeu »

Evolution extrême. Quant à la Coupe de l’America, qui se déroule actuellement dans la baie d’Auckland, elle a également été saisie jusqu’à l’excès par la fièvre des foils, présentant pour sa 36e édition des «monocoques volants», construits à prix d’or, qui filent à près de 100 km / h (54 nœuds) et dont la coque ne touche pratiquement plus l’eau. On est arrivé ici à une évolution extrême de la voile de compétition, avec des voiliers sans aucune élégance, défigurés par d’énormes foils et pilotés par des marins casqués et harnachés comme des pilotes d’avions de chasse ou de Formule 1. Ce ne sont plus des bateaux qui naviguent sur les flots, mais bien des avions / voiliers qui volent au-dessus de l’eau. Le challenger américain à Auckland était soutenu techniquement par … Airbus.

Cette évolution qui travestit la voile, à peine freinée financièrement par la crise du coronavirus, est-elle inéluctable? Pas sûr et des voix commencent à s’élever pour essayer de calmer le jeu. «Et si on ralentissait notre appétence pour la vitesse? », S’est interrogé Roland Jourdain, autre grand de la voile océanique, tandis que la classe Imoca envisageait de limiter fortement la taille des foils. Certains participants à la Coupe de l’America souhaitaient eux, «remettre les bateaux dans l’eau» en supprimant les foils. Naviguer ou voler, il faut choisir.

La voile, au cœur de la récente actualité, est un des symboles des distorsions financières et technologiques – sans même parler du dopage – qui ont discrédité le sport de haut niveau ces trente ou quarante dernières années en France et à travers le monde. Globalement, l’habileté, l’élégance ou le panache sportif ont cédé la place à la tyrannie du biceps, de la vitesse, du résultat et de l’argent. De multiples exemples illustrent ces dérives. Malgré de récents progrès, le dopage gangrène toujours le cyclisme, la natation ou l’athlétisme. La violence règne en terre d’ovalie, où le rugby champagne a cédé la place au rugby castagne.

Notre ministre des Sports, Roxana Maracineanu, se livre inconsidérément à la promotion du MMA, combat ultra-violent qui n’a rien d’un sport. Tout comme la boxe, qui devrait à mon avis être bannie des Jeux olympiques et que pratique assidûment Emmanuel Macron, à ses risques et périls. En athlétisme, au dopage humain s’ajoute le dopage technologique, avec l’apparition de chaussures miracles «bondissantes» mises au point par les équipementiers Nike ou Adidas. Elles ont permis au Kenyan Eliud Kipchoge de descendre sous la barre des deux heures au marathon lors d’une opération montée de toutes pièces, ainsi que la chute de presque tous les records mondiaux de cours de fond ces derniers mois.

Au tennis, les champions et championnes du XXIe siècle, à part Roger Federer, ne «manient» plus la petite balle jaune, mais la «cognent» sans répit, transformant les matches en fastidieuses épreuves de force du fond du court. Le beau jeu a disparu et ce tennis au forceps a pu encore être utilisé lors de la dernière et énième finale de Roland-Garros entre Rafael Nadal et Novak Djokovic, deux des tennismen les moins élégants et les plus ennuyeux de l’histoire. Et l’appât du gain à venir depuis deux ans la quasi-disparition de la populaire et plus que centenaire Coupe Davis, avec l’active complicité du président de la Fédération française, Bernard Giudicelli. Ce dernier devrait, sauf surprise, être écarté de la présidence au profit de Gilles Moretton lors des élections fédérales du 13 février.

«Pour résumer la situation, de façon à peine caricaturale, le football est devenu un sport confisqué par des milliardaires vaniteux, miné par des intermédiaires douteux et pratiqué par des millionnaires prétentieux devant des spectateurs injurieux»

«Sportwashing». La liste est sans fin. Mais c’est dans le football, discipline à la fois plus populaire et plus décriée que jamais, qu’on retrouve la quintessence des excès qui minent le sport de haut niveau depuis des années, surtout sur le plan financier. Par où commencer? On ne sait plus où donner de la tête entre l’arrogance de joueurs surpayés et la rapacité de leurs agents, le racisme dans les stades, la violence qui continue à entourer les matches, la mainmise d’investisseurs étrangers richissimes sur des grands clubs européens , le Mondial 2022 au Qatar ou encore le scandale dit du «Fifagate», qui a éclaboussé Michel Platini. Pour résumer la situation, de façon à peine caricaturale, le football est devenu un sport confisqué par des milliardaires vaniteux, miné par des intermédiaires douteux et pratiqué par des millionnaires prétentieux devant des spectateurs injurieux.

Entendons-nous bien. Le sport est une activité économique et sociale qui contribue au bien-être individuel et au renforcement des liens sociaux et qui représente, selon l’OCDE, quelque 2% du PIB mondial (environ 1600 milliards de dollars en 2019, dont 150 milliards pour les grandes manifestations de haut niveau). La croissance régulière de ce «chiffre d’affaires» globale, directe et indirecte, est donc tout à fait souhaitable et légitime et devrait se poursuivre une fois passée la crise du coronavirus.

Mais cette progression, surtout dans le football, est devenue déséquilibrée et problématique en raison des énormes sommes déversées artificiellement sur les clubs et les compétitions sportives par des pays pratiquant le «sportwashing» pour «laver» leur mauvaise réputation (Chine, Russie, pays du Golfe) ou bien par des milliardaires et fonds de pension désireux de se «payer» un club prestigieux et la Ligue des Champions. Le Qatar / PSG en est l’extravagante illustration avec ses stars capricieuses et multimillionnaires.

Il en fait des phénomènes anormaux, soulignés depuis des années par les spécialistes: championnats déséquilibrés, énorme inflation des salaires et des transferts, tout comme des commissions des agents, qui sont passés de 200 à 600 millions d’euros entre 2014 et 2019. Les salaires indécents des footballeurs représentent en moyenne 65% des recettes des grands clubs et même 75% au Barça, plombé par une dette d’un milliard d’euros et un contrat faramineux accordé à Lionel Messi: plus de 500 millions d’euros de revenus garantis sur quatre ans. Cette somme stratosphérique dépasse les contrats multi-annuels régulièrement négociés dans les grandes ligues sportives aux États-Unis (le basketteur français Rudi Gobert vient d’obtenir 205 millions de dollars pour quatre années au club des Utah Jazz).

«Dans ce contexte, il est étonnant de constater que le football français et ses dirigeants ne travaillent pas à la recherche de solutions favorisant l’actionnariat social et local tout en bloquant les prises de contrôle extérieur, comme c’est le cas pour les solides clubs allemands de la Bundesliga »

Spirale inflationniste. Une forte augmentation des droits de retransmission des matchs par les chaînes à péage a également atteint cette spirale inflationniste dont les supporters, les cochons de payants, subissent les conséquences pour leurs portefeuilles. La LFP, qui gère le football professionnel dans l’Hexagone, s’est laissé entraîner et piéger par ce tourbillon financier délétère en vendant l’identité de la Ligue 1 à Uber Eats, en allant prospecter les fonds de pensions et milliardaires américains et en signant un contrat de rediffusion mirifique, mais très imprudent, avec le groupe espagnol Mediapro, dont l’inconsistance financière était pourtant bien connue de ceux qui suivent en Espagne et en Italie.

La Covid-19 a fait éclater cette bulle sportive et financière, provoquant une crise sans précédent qui a déjà coûté plusieurs milliards d’euros aux clubs européens et à ceux de l’Hexagone, privés des revenus attendus de Mediapro. La crise sanitaire a aussi attisé les tensions entre propriétaires étrangers et supporters qui se sentent dépossédés de leurs clubs et de leurs traditions parfois centenaires, comme on vient de le voir à Marseille ce week-end avec l’invasion du centre d’entraînement de l «OM. Beaucoup – notamment les joueurs et dirigeants (trop) grassement payés – espèrent que, d’ici à quelques mois, tout redeviendra comme avant, les recettes étant à nouveau au rendez-vous. Avec une nécessité d’apurer les comptes qui risquent d’accentuer la mainmise d’investisseurs étrangers, à l’affût de bonnes occasions et dont certains soutiennent un projet malvenu de SuperLigue européenne.

Ce serait perdre l’occasion de rééquilibrer le jeu entre ce «football business» mondialisé, dont le modèle sportif et financier peine à convaincre, et un football professionnel plus «populaire» et local dont aspirent désormais une grande majorité de supporters français, selon une enquête publiée en janvier par l’Observatoire du football CIES. Dans ce contexte, il est étonnant de constater que le football français et ses dirigeants ne travaillent pas à la recherche de solutions favorisant l’actionnariat social et local tout en bloquant les prises de contrôle extérieur, comme c’est le cas pour les solides clubs allemands de la Bundesliga. Les remèdes peuvent aussi venir du système des socios en Espagne et du modèle développé par un club «régional» farouchement indépendant comme l’Athletic Bilbao, qui vient de remporter la SuperCoupe d’Espagne contre le Barça.

Et on pourrait même prendre exemple aux Etats-Unis, pays des franchises sportives milliardaires, sur l’équipe des Green Bay Packers du Wisconsin, qui, avec ses 360000 actionnaires locaux, joue les premiers rôles depuis des décennies dans le championnat américain de football (NFL). Ces solutions, évoquées, n’ont jamais été vraiment sérieusement examinées ou mises en œuvre dans le football professionnel français. C’est peut-être le moment où jamais de le faire.

Gilbert Grellet, écrivain et ex-journaliste de l’AFP, vient de publier «Pour la beauté du jeu» (Editions Kero, 192 pages, 16,50 euros), plaidoyer pour un minimum de décence et d’élégance dans le sport de haut niveau.



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