Épilogue de l’affaire Barbarin – Atteinte à la personne


L’affaire hautement sensible et médiatisée mettant en cause le cardinal Barbarin, ancien archevêque de Lyon, pour ne pas avoir dénoncé des faits anciens d’agressions sexuelles commises par un abbé de son diocèse à l’encontre de victimes mineures, mais parvenus à sa connaissance une fois ces dernières devenues majeures, s’achève par l’examen de deux questions inédites par la chambre criminelle :

  • la non-dénonciation d’agressions sexuelles à l’égard de victimes mineures peut- elle être poursuivie nonobstant la prescription des faits ?
     
  • l’obligation de dénonciation de tels faits continue-t-elle à s’imposer au dépositaire de révélations faites par des victimes devenues majeures et en mesure de dénoncer les faits par elles-mêmes ?

Avant de répondre à ces deux questions nouvelles, la chambre criminelle de la Cour de cassation, saisie d’un premier moyen alléguant du caractère continu du délit de non-dénonciation, réaffirme, qu’en vertu de l’article 434-3 du code pénal dans sa version applicable aux faits de la cause (la révélation litigieuse datant de 2010 et n’ayant pas fait l’objet d’une enquête préliminaire qu’en 2016), la non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineur est un délit instantané. Il en découle qu’en l’espèce, la prescription commençait à courir à compter du jour où les faits avaient été porté à la connaissance du prévenu et n’avaient pas été dénoncés.

En cela, la Cour de cassation s’inscrit dans la continuité de sa jurisprudence antérieure en la matière (v. en ce sens, Crim. 7 avr. 2009, n° 09-80.655, Bull. crim. n° 66).

Comme l’indique l’avocat général dans son avis, la doctrine était divisée sur ce point, certains éminents juristes considérant que l’arrêt de 2009 était une jurisprudence isolée et estimant qu’« on pouvait considérer que la connaissance de l’infraction et l’abstention fautive s’inscrivent dans la durée, ce qui faisait de cette infraction plutôt une infraction continue » pour citer le professeur Bonfils qui s’attachait à cet égard à l’objectif poursuivi par le texte : il considérait qu’il était tout autant critiquable de continuer à ne pas dénoncer des faits non parvenus à la connaissance des autorités que de ne pas les dénoncer aussitôt la confidence reçue (Entre continuité et rupture : la loi du 3 août 2018 sur les violences sexuelles et sexistes, JCP n° 39, 24 sept. 2018. 975).

Une telle analyse encourait toutefois la critique, puisqu’elle rendait de fait le délit de non-dénonciation imprescriptible en reportant indéfiniment l’acquisition de la prescription (G. Roujou de Boubée, L’affaire X…, D. 2020. 1238 ). L’avocat général près la Cour de cassation réfute ainsi cette interprétation en exposant que le législateur, en 2018, n’a pas transformé la non-dénonciation en délit continu mais a permis, sous certaines conditions, le report du point de départ de la prescription. Il reprend à son compte l’expression d’« infractions continuées » issue de la doctrine, qui désigne sous ce vocable les infractions pour lesquelles le point de départ de la prescription correspond à « l’issue de l’opération infractionnelle » (J.-Cl. Pénal Code, art. 111 -1, fasc. 20, par D. Roets, §§ 39 et 40).

Depuis les faits, le législateur est venu réformer l’article 434-3 du code pénal en prévoyant désormais que la non-dénonciation est constituée par le fait « de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives ou de continuer à ne pas informer ces autorités tant que ces infractions n’ont pas cessé ».

En tout état de cause, l’article 434-3 du code pénal dans sa rédaction issue de la loi du 3 août 2018 ne pouvait trouver à s’appliquer aux faits de l’espèce, antérieurs à son entrée en vigueur, et ce en vertu de la règle de non rétroactivité de la loi pénale plus sévère, s’agissant selon les termes du ministère public d’une incrimination nouvelle de « non-dénonciation continuée » autorisant un report du point de départ du délai de prescription de l’action publique,

La question connexe dont était saisie la Cour était de savoir si le régime de prescription particulier applicable aux infractions clandestines devait trouver à s’appliquer aux faits de non-dénonciation en cause. En effet, la loi du 27 février 2017 portant réforme de la prescription fait courir le délai de prescription des infractions occultes ou dissimulées à partir du moment où l’infraction est constatée dans des conditions permettant d’exercer l’action publique. L’article 9-1 du code de procédure pénale définit l’infraction occulte comme celle, qui « en raison de ses éléments constitutifs, ne peut être connue ni de la victime ni de l’autorité judiciaire » et l’infraction dissimulée comme celle « dont l’auteur accomplit délibérément toute manœuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte ».

La cour d’appel avait écarté l’argument de la clandestinité d’une telle infraction dès lors que la victime en avait, par hypothèse, connaissance et pouvait la dénoncer. La chambre criminelle estime que c’est donc à bon droit que les juges du fond ont écarté l’argument de la clandestinité.

1°) La non-dénonciation d’agressions sexuelles à l’égard de victimes mineures peut- elle être poursuivie nonobstant la prescription des faits ?

Les parties civiles, par le deuxième moyen, font grief à la cour d’appel de Lyon d’avoir subordonné l’obligation de dénoncer des faits d’agressions sexuelles infligés à un mineur à la possibilité de poursuivre ceux-ci, alors que l’article 434-3 du code pénal qui doit être interprété strictement, ne prévoit pas une telle condition et qu’au contraire, l’objectif poursuivi par le législateur est de permettre la découverte de faits nouveaux et d’empêcher le renouvellement des faits à l’égard de la victime ou de tiers.

La cour d’appel encourt la censure dans la mesure où elle ajoute un critère d’« utilité » à la dénonciation des faits d’agressions sexuelles sur mineur, en relaxant le cardinal au motif que les faits dénoncés étaient prescrits, alors même que cette exigence est absente de l’article 434-3 du code pénal.

L’objectif d’empêcher la commission de nouveaux faits n’est en effet pas prévue par les dispositions de l’article 434-3 du code pénal. L’avocat général relie ce choix du législateur à la volonté d’étendre le champ répressif de cette infraction d’abstention, en prenant en compte non seulement l’intérêt général (cette infraction se trouvant dans la section des entraves à l’exercice de la justice) mais également la protection des victimes d’atteintes non-dénoncées.

À cet objectif de renforcement de la protection des victimes s’ajoute une considération d’ordre technique imparable : les règles de procédure relatives à la prescription en matière d’agressions sexuelles sur mineur sont d’une telle complexité qu’il n’est pas envisageable de s’en remettre à l’appréciation du dépositaire d’une telle révélation sur la prescription éventuelle des infractions en cause. Il est d’ailleurs impossible d’opérer ces vérifications avant qu’une enquête ait fait la lumière sur les circonstances de survenue des faits, notamment les dates et l’âge des victimes présumées.

C’est en se fondant sur cette considération pragmatique que la chambre criminelle estime que la cour d’appel ne pouvait relaxer le cardinal sur la foi de l’ancienneté – et partant, de l’éventuelle prescription – des faits d’agressions sexuelles sur mineur qui lui étaient dénoncés : « La condition que la prescription ne soit pas acquise ne figure pas à l’article 434-3 du code pénal, d’autre part, les règles relatives à la prescription sont complexes et ne peuvent être laissées à l’appréciation d’une personne qui peut, en particulier, ignorer l’existence d’un acte de nature à l’interrompre ».

L’élément matériel du délit de non révélation d’agressions sexuelles sur mineur tient donc uniquement au défaut d’information de l’autorité judiciaire, indépendamment des suites qui auraient pu être réservées à la procédure initiée à la suite d’une telle dénonciation.

L’analyse de la procédure, tant en ce qui concerne les faits matériels établis par l’enquête, que les règles techniques de calcul de la prescription de l’action publique, appartient à l’autorité judiciaire seule compétente pour se prononcer sur la prescription de tel ou tel fait commis à l’égard de telle ou telle victime.

Le praticien – notamment le magistrat du parquet spécialement habilité en matière de mineurs – ne peut que se réjouir d’un tel rappel, tant la complexité des règles de prescription exige un œil expert et aguerri pour s’assurer de la possibilité de poursuivre des faits – parfois même très anciens – par le jeu de l’interprétation en cascade des réformes successives adoptées depuis 1989 en matière de prescription s’agissant des violences sexuelles sur mineurs.

2°) L’obligation de dénonciation de tels faits continue-t-elle à s’imposer au dépositaire de révélations faites par des victimes devenues majeures et en mesure de dénoncer les faits par elles-mêmes ?

Le deuxième moyen pris en sa seconde branche reproche à la cour d’appel d’avoir relaxé le cardinal au motif que lorsqu’il acquiert la connaissance des faits d’agressions sexuelles dénoncés par les victimes de l’abbé P., ces dernières sont devenues majeures, insérées aux plan familial, social et professionnel, et ne présentent aucune cause objective de vulnérabilité (« ne souffrent pas d’une maladie ou d’une déficience les empêchant de porter plainte ») ; qu’en outre selon les juges du second degré, l’élément intentionnel fait défaut puisque le cardinal n’a exercé aucune pression à l’égard de l’auteur des révélations pour le dissuader de déposer plainte mais qu’encore, il a pris – certes tardivement, un an après la révélation – des mesures pour éviter tout contact entre le vicaire accusé d’agressions sexuelles et des mineurs, conformément au souhait supposé de l’auteur des révélations.

Dans son avis, l’avocat général estime que, de nouveau, l’arrêt encourt la cassation partielle en ce que les juges du fond ont ajouté une autre condition supplémentaire aux dispositions de l’article 434-3 du code pénal : en effet, estime-t-il, l’atteinte à la justice constituée par la non-dénonciation de faits d’agressions sexuelles sur mineur à l’autorité judiciaire ne disparaît pas une fois la majorité acquise. Il affirme en effet que l’intérêt protégé – qui est double, s’agissant à la fois de l’intérêt général à permettre la manifestation de la vérité, et de l’intérêt privé tenant à la protection d’une victime mineure et donc vulnérable – ne disparaît pas à la majorité de la victime. La minorité de la victime s’apprécie selon lui au moment des faits. Ce faisant, le législateur a tenu compte de la difficulté pour les victimes de violences sexuelles, même devenues majeures, de révéler de tels faits, en réprimant la non-dénonciation. Cette difficulté est avérée par les études de victimation qui établissent que près de 90 % des hommes de 20 à 69 ans victimes de violences sexuelles pendant leur enfance n’avaient entrepris aucune démarche judiciaire au moment de l’enquête (INED 2021 « Violences et rapports de genre »). Le mineur est d’ailleurs tout à fait recevable à déposer plainte, et le passage de la majorité n’a aucun impact juridique à cet égard. Ces victimes ont de nombreux obstacles de tous ordres à surmonter : le sentiment de honte (d’autant plus fort en matière de violences sexuelles, et encore davantage chez les victimes masculines), le poids de l’éducation, la crainte révérencielle envers la figure tutélaire du prêtre, la peur des conséquences de la procédure judiciaire…

Par ailleurs, il expose que l’article 434-3 du code pénal ne prévoit pas de dol spécial tenant au comportement du récipiendaire de la confidence à l’égard de son auteur et qu’en se fondant sur l’attitude adoptée par le cardinal après la révélation des faits pour déclarer l’absence d’élément intentionnel, la cour d’appel a fait une mauvaise interprétation du texte en y ajoutant encore une condition inexistante. L’élément intentionnel du délit d’abstention repose uniquement sur l’inaction (la non-dénonciation des faits d’agressions sexuelles sur mineur à l’autorité judiciaire) et non sur les autres actions entreprises – ou non – par le mis en cause.

La chambre criminelle fait une autre appréciation de l’article 434-3 du code pénal et estime, à l’inverse que ce texte, loin de poser un principe général de dénonciation par ailleurs absent des autres sections du code pénal, n’impose la dénonciation que lorsqu’elle est « particulièrement nécessaire en raison de certaines circonstances de fait ». Prenant le contre-pied du ministère public, les hauts magistrats estiment que « cet article a pour but de lever l’obstacle aux poursuites pouvant résulter de ce que l’âge ou la fragilité de la victime l’ont empêchée de dénoncer les faits. Il en résulte que, lorsque cet obstacle est levé, l’obligation de dénonciation ainsi prévue disparaît. »

La chambre criminelle en conclut que la condition tenant à la vulnérabilité de la victime doit non seulement exister au moment où les faits ont été commis mais également au moment de leur révélation à la personne poursuivie pour non-dénonciation.

En l’espèce, la cour d’appel ayant apprécié souverainement que les victimes étaient en état de dénoncer elles-mêmes les faits d’agressions sexuelles dont elles avaient été victimes, la relaxe est encourue pour ce seul motif.

Cette décision est d’une importance majeure pour déterminer les contours de l’infraction réprimée par l’article 434-3 du code pénal : si la chambre criminelle vise le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, il apparaît plutôt qu’elle fait une interprétation extrêmement restrictive du texte, qui pourrait être critiquée au regard des objectifs poursuivis par une telle incrimination.

Alors même que des réformes successives ont allongé les délais de prescription de l’action publique – et sont encore en train de l’être dans le cadre de la proposition de loi portée par la députée Annick Billon avec le soutien du gouvernement – dans le sens d’une meilleure prise en compte de la difficulté des victimes à dénoncer des sévices sexuels subis pendant l’enfance, la chambre criminelle vient limiter la portée de l’obligation de dénonciation en la restreignant aux cas où la victime n’est pas en état de dénoncer elle-même les faits à l’autorité judiciaire.

Cette décision, dont on ne peut douter de la portée de principe tant au regard de la médiatisation de l’affaire et du communiqué qui l’accompagne, que des termes choisis pour sa rédaction, est susceptible de générer – pour les juges du fond – de nombreuses difficultés tenant à l’appréciation de la capacité d’une victime à dénoncer de tels faits, tant les raisons sont nombreuses, objectives comme subjectives, qui font obstacle à une telle démarche.

Au lieu de poser une règle universelle imposant au destinataire de telles informations de dénoncer les faits à l’autorité judiciaire sans se targuer d’en calculer l’éventuelle prescription ni d’apprécier par elle-même (mais selon quels critères ?) la capacité réelle ou supposée de la victime à dénoncer elle-même les faits, la chambre criminelle fait reposer cette lourde tâche sur les juges du fond, mais aussi, et c’est plus problématique, sur le destinataire initial des révélations ou de l’information.

S’il est apparu évident que les règles de la prescription de l’action publique étaient trop complexes pour être abandonnées à l’appréciation d’un « profane », qu’en est-il de l’appréciation de la vulnérabilité réelle ou supposée de la victime ?

De nombreuses enquêtes (V. not. celle dirigée par Nathalie Bajos qui estime à 8 % le nombre d’enfants victimes d’inceste [« Les violences sexuelles en France : quand la parole se libère » in Population et sociétés n° 445, 2008] ou encore un sondage IPSOS réalisé en novembre 2020 pour l’association Face à l’inceste, au terme duquel 1 français sur 10 affirme avoir été victime de violences sexuelles pendant son enfance), des recherches (« Même si les abus sexuels sont commis sur un corps d’enfant […] c’est à l’âge adulte que l’inceste entraîne les conséquences psychosociales les plus graves. Celles-ci ne s’expriment, en effet, le plus souvent, qu’à la suite d’une phase silencieuse plus ou moins longue, relevant de ce que les psychanalystes désignent sous le terme d’après-coup traumatique. » (D. Dussy, Le berceau des dominations, anthropologie de l’inceste, Editions la Discussion, 2013. V. égal., le rapport sur « Les violences sexuelles à caractère incestueux sur mineur(e)s » remis par le CNRS à la ministre des Familles, de l’enfance et des droits des femmes le 26 avr. 2017) et des romans autobiographiques récents (C. Kouchner, La familia grande, publié en 2021 ; V. Springora, Le consentement, publié en 2020) ont démontré à quel point les victimes de sévices sexuels pendant l’enfance étaient confrontées toute leur existence aux conséquences du traumatisme engendré par l’infraction, souvent répétée, parfois pendant de nombreuses années.

De nombreuses victimes d’inceste ou d’agressions sexuelles commises pendant l’enfance par un proche, ont pris la parole pour exposer à quel point le silence qui entourait les faits était aussi destructeur que les faits eux-mêmes, puisqu’il les renvoyait à la culpabilité de ne pas avoir pu ou su dire non et se défendre en révélant les faits à un entourage parfois complaisant. Elles ont expliqué également qu’elles n’avaient pu prendre la parole qu’une fois devenues adultes et souvent lorsque les faits étaient prescrits, parfois depuis de nombreuses années. Les mécanismes de l’emprise et de l’amnésie traumatique (selon une enquête IPSOS 2 « Violences sexuelles de l’enfance » commandée par l’association Mémoire traumatique et victimologie en septembre 2019, 39 % des victimes ont connu des épisodes d’amnésie qui pour un tiers d’entre elles ont duré plus de 20 ans, pour les victimes d’inceste, le taux est de 52 %) sont également largement documentés et repris dans la littérature spécialisée comme dans les ouvrages destinés au grand public. Le lien quasi-filial qui unit l’homme de foi à ses ouailles, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’enfants, permet d’opérer un rapprochement entre les mécanismes à l’œuvre qui empêchent la victime de déposer plainte.

Comment dès lors considérer que la personne qui recevra des informations d’une telle sensibilité sera en mesure de juger à bon escient la victime à même de dénoncer les faits par elle-même ?

Comment les juridictions pourront-elles juger a posteriori de la capacité du destinataire initial de l’information à décider que la victime était en mesure – ou pas – de dénoncer elle-même les faits ?

Si les faits de non-dénonciation sont reprochés et poursuivis, ce sera précisément dans les cas où la victime aura fini par déposer plainte seule ou avec l’aide d’un confident. Que se passera-t-il en revanche lorsque la victime, confrontée une fois de plus à la loi du silence, se sera définitivement tue ? 

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